« J’éprouvais une soif intense de vide » : il traverse le Massif central à pied et sans un centime
Alors qu’il était novice chez les jésuites, Charles Wright a traversé le Massif central à pied et sans un centime : c’est le « mois mendiant », une expérience voulue par Ignace de Loyola. Il raconte dans son livre Le Chemin des estives la manière de (re)devenir un contemplatif.
Historien de formation, Charles Wright a été plume d'un ministre, éditeur, journaliste, avant de devenir novice dans un monastère cistercien. Il publie "Le chemin des estives" chez Flammarion en 2021.
- J. Melin pour FCTémoignagesLe dépouillement permet-il de s’ouvrir à la contemplation ?
Pendant un mois, j’ai vécu dans une frugalité extrême. Durant cette virée, je me suis rendu compte que les biens nous encombrent, et qu’on peut vivre très intensément et joyeusement avec pas grand-chose. Dans le dénuement, le peu que l’on reçoit procure des joies imprenables. Un verre d’eau devient la plus divine des boissons, un œuf dur un festin. On se rend compte aussi que tout est le fruit d’une générosité, d’une donation. Ignace de Loyola voulait que ses novices apprennent l’indifférence, au sens que ce mot avait jusqu’au XVIIe siècle. Il ne s’agit pas de se ficher des choses, mais de se contenter de ce que l’on reçoit. De temps à autre, c’était beaucoup : j’ai même réussi à manger du foie gras ! Le plus souvent, c’était trois fois rien : du pain rassis, des pêches pourries... Apprendre à accepter tout ce qui advient avec une égale humeur, cela procure une liberté fabuleuse...
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Est-il possible d’être contemplatif dans un monde qui privilégie le virtuel au réel ?
C’est difficile. Je suis d’ailleurs parti sur les routes du Massif central parce que je n’arrivais pas à assouvir mes soifs d’absolu dans la France de Macron. On étouffait dans les centres-villes. Le Black Friday, les boucles de BFM TV, le racolage d’Instagram et le narcissisme de Twitter laissaient dans mon cœur un grand vide. Partout, il y avait trop de mots, trop de discours, de commentaires. J’éprouvais une soif intense de vide. J’avais besoin de me laver les oreilles dans le silence. Je désirais le baptême des choses simples. Les Chartreux appellent « virginité spirituelle » l’attitude de l’âme qui aspire au dégagement de l’éphémère. J’en étais là : je voulais revenir à l’os des choses, me ressourcer dans l’élémentaire, renouer avec la réalité dans sa nudité native, dans sa transparence primordiale. Et puis communier aux choses dans l’Épiphanie toute simple de leur être-là. Loin du bruit et des écrans.
De retour de cette aventure, je me suis d’ailleurs converti à une existence pendulaire. Je me partage entre Paris et l’Ardèche, où je vis proche d’un monastère dans une cabane en bois déposée dans un infini de verdure. J’aime ce balancement entre la frénésie urbaine et l’extrême simplicité de cette retraite ardéchoise que je partage avec deux moines et quelques moutons. Là, j’apprends à goûter la plénitude qu’il y a dans le silence, et à éprouver charnellement la réalité. « Je suis rendu au sol, avec la réalité rugueuse à étreindre », comme disait si joliment Rimbaud.
Comment être plus libre ?
On n’y arrive pas sans un compagnonnage avec l’Esprit Saint, qui est un esprit de liberté. La vie chrétienne, c’est la liberté. Alors pour être libre, il faut beaucoup s’appauvrir. Tout l’Évangile parle de quitter, de se détacher, et nous répète aussi à quel point c’est difficile. J’ai beaucoup de sympathie pour le jeune homme riche. Le Christ l’aime parce qu’Il sait combien c’est rude de se libérer du cramponnement à ses biens. L’avancée vers le dépouillement est une marche lente et difficile.
Donc oui, il faut quitter, partir. En sachant toutefois que certains départs peuvent être des fuites. Dans mon livre, j’ai confronté ces deux figures de l’errance que sont Arthur Rimbaud et Charles de Foucauld. L’aventure africaine du poète de Charleville est une fuite de lui-même qui le conduit au ressentiment, aux passions tristes, à la mort. L’errance de Foucauld, elle, débouche au contraire sur une plénitude et une paix profonde. Partir, se détacher pour in fine n’avoir plus d’autre ancrage que cet enracinement dans le cœur profond, là où le Christ respire en nous, je crois que c’est ça, une vie chrétienne. « Tu es là mon amour et je n’ai lieu qu’en Toi », comme l’écrit Saint-John Perse dans Amers.
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Tout quitter, est-ce aussi la seule manière d’aller vers la contemplation ultime : celle de Dieu ?
L’Écriture martèle que nos existences sont des pèlerinages. C’est la vocation d’Abraham, il faut sans cesse partir, s’exiler, ne pas s’installer. On part aussi parce qu’on éprouve le sentiment d’une absence, d’un manque, la nostalgie d’une plénitude. Il y a en nous comme une brûlure. On se sent exilé de son lieu véritable. L’inconnu nous dévore, selon l’expression magnifique du poète Xavier Graal. C’est ce que dit Michel de Certeau dans La Fable mystique : « Est mystique celui qui ne peut s’arrêter de marcher, et qui sait de chaque lieu que ce n’est pas ça. » Dans la vie spirituelle, il faut toujours aller plus loin. Dieu est l’Éternellement Recherché.
Peut-on contempler quand on sait que tout passera ?
Vous connaissez la devise des Chartreux : « Roulent les mondes, la croix demeure. » Oui, c’est vrai, tout passe, sauf... l’Évangile. Cela fait deux mille ans, et sa fraîcheur reste intacte. Les modes changent, les époques historiques défilent, les stars offertes à notre vénération se démonétisent, mais demeure l’extraordinaire puissance de renouvellement, de subversion et de vie contenue dans l’Évangile. Pour revenir à Rimbaud et à Foucauld, je crois que la différence entre leur itinéraire vient justement de là : le « frère universel » était abouché à cette source de vie. Il voguait avec le Christ. Cela donne une assise pour tracer sa route, même quand, comme lui, on a des fourmis dans les jambes...
La vie simple que vous décrivez n’est pas possible dans une grande métropole urbanisée...
Si, mais il faut être bien avancé dans la vie spirituelle, ce qui n’est pas mon cas. Les vieux Pères jésuites, eux, ont acquis cette liberté fabuleuse d’être simples toujours et partout. Ils promènent leur cloître intérieur dans les centres-villes, au milieu du tumulte du monde. J’admire cette liberté. Moi qui n’en suis pas là, j’ai encore besoin de me retirer souvent. Mais la solitude n’est pas une fin en soi. Pour moi, en tout cas, c’est l’un des moyens que j’ai trouvés pour apprendre à vivre relié à la source intérieure, et pouvoir être capable, un jour, si Dieu le veut, de me conformer aux motions de l’Esprit, même au cœur de l’action, dans le bruit et la fureur...
Même l’ordinaire n’est pas donné à la majorité des gens. Comment affûter un regard contemplatif quand on n’a même pas un arbre où poser ses yeux ?
Il y a quatre ans, j’ai passé quelques mois chez les Petits Frères de Jésus pour découvrir comment ils vivaient le charisme de Foucauld. C’était à Lille Sud, là où se récapitule une incroyable misère environnée de barres de HLM et de béton. Ce qui m’a frappé, c’est de voir combien les Frères parvenaient à déceler sans cesse des belles choses au milieu de toute cette laideur. C’est la preuve que le regard contemplatif est une chose qui s’aiguise, qui s’affûte.Je serais bien embêté de dire comment, ne me sentant guère habilité à donner des conseils. Peut-être que s’aménager des petits retraits chaque jour, des moments de suspension par rapport à la frénésie et à la pression temporelle, peut y aider : prendre une minute de silence dans une église ; confier au Bon Dieu les personnes croisées dans le métro ; chaque soir, se souvenir d’un visage, d’un moment... Les instants de bonheur, les moments de grâce, il faut se les remémorer, sinon ils s’évanouissent dans les limbes, comme s’ils n’avaient pas existé. Oui, le Christ est présent partout et toujours, c’est nous qui ne sommes pas là. Cela étant, j’admets que c’est plus facile de le reconnaître dans la splendeur âpre et sauvage d’une vallée de l’Ardèche que dans la cage d’escalier d’une barre de La Courneuve...
Il y a aussi la question du temps. Faut-il prendre son temps pour contempler ? Peut-on décider de devenir contemplatif ?
Dans la vie érémitique dont j’ai fait l’expérience, le plus grand danger, c’est l’amplitude du temps. Pour ne pas se laisser happer par le grand vide des journées, la première chose qu’on conseille à quelqu’un qui part au désert, c’est de se constituer un emploi du temps. De façon générale, la sagesse monastique a inventé tout un art de scander le temps. Les moines savent que la recherche de Dieu doit s’appuyer sur un rythme, de même qu’il y a un rythme biologique avec les âges de la vie, et un rythme du cosmos avec l’enchaînement des saisons. Voilà pourquoi leurs journées obéissent à un ordonnancement précis, avec un temps pour chaque chose. Je crois que cet emploi du temps qui semble si contraignant de l’extérieur est en fait très libérateur. Les moines n’ont pas besoin de se soucier d’organiser leurs journées, ils sont disponibles pour l’essentiel. Peut-être devrions-nous nous inspirer d’eux, en sanctuarisant dans nos journées une ou deux respirations contemplatives ?
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