Madison Cox: «Yves Saint Laurent était un amateur silencieux qui entretenait un dialogue continu avec les artistes»
Le 29 janvier 1962, Yves Saint Laurent, âgé de 25 ans, présentait le premier défilé de sa légendaire maison de couture. «Une matinée historique», écrivait-on alors dans Le Figaro. L’histoire d’amour entre le couturier et les femmes s’est poursuivie quarante années durant, marquant le patrimoine de la mode… et de l’art. L’exposition «Yves Saint Laurent aux musées» célèbre le 60e anniversaire de ces débuts illustres en se déployant jusqu’au 15 mai 2022, en un format inédit, dans six musées parisiens: le Centre Pompidou, le Musée d’art moderne Deparis, le Musée du Louvre, le Musée d’Orsay, le Musée Picasso et le Musée Yves Saint Laurent Paris. Ce vaste échange d’influences a demandé intuition, sélection et partage. Entretien avec Madison Cox.
LE FIGARO. - Comment est né ce projet d’expositions qui célèbrent 60 ans de création, de 1962 à 2022? Pourquoi mettre en regard le travail d’Yves Saint Laurent et les collections permanentes des grands musées parisiens?
Madison COX. - Nous tenions à valoriser les deux mondes, leurs collections autant que les nôtres. Et ainsi faire redécouvrir les collections permanentes de cinq grands musées parisiens dans un dialogue avec la haute couture d’Yves Saint Laurent. Ce projet, nous l’espérons, y attirera un nouveau public, celui des amateurs de mode, et fera découvrir l’œuvre du couturier aux fidèles des musées comme aux générations de ce XXIe siècle qui ne l’ont pas connu. Les grandes monographies «Thierry Mugler» et «Dior» à Paris ont démontré que la mode capte un large public et le conduit en douceur vers le musée. Sans doute parce que c’est une création moins intimidante qu’un grand peintre comme Anselm Kiefer.
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Yves Saint Laurent fréquentait-il les musées?
Il en a longtemps fréquenté certains à Paris, le Musée Rodin, le Louvre, les Arts déco, Carnavalet… Mais, il a fini par renoncer, faute d’y retrouver une certaine quiétude nécessaire à l’art. Les gens le reconnaissaient, l’interpellaient: «Vous êtes Yves Saint Laurent? Ma mère vous aime beaucoup.» Ou: «Oh, je n’ai pas aimé votre dernière collection.» Ou encore: «Quelles sont les couleurs à la mode cette année? Les jupes seront-elles longues ou courtes?» À défaut de musées, il consultait énormément de catalogues et de livres d’art. Si vous connaissez son atelier (resté en l’état et ouvert au public, au musée Yves Saint Laurent Paris, NDLR), vous avez nécessairement vu qu’il n’y avait que des ouvrages d’art derrière sa chaise. C’était un amateur silencieux qui entretenait un dialogue continu avec Picasso, Matisse ou encore Mondrian. Il ne fut pas un grand voyageur comme l’était Pierre Bergé. Il n’a jamais posé le pied en Inde alors que ce pays fut une formidable source d’inspiration pour lui. Même constat avec la Chine… à l’exception d’un aller-retour Paris-Pékin pour inaugurer une exposition. Mais il a eu la chance de défiler dans un musée, de l’avoir pour lui tout seul lors de sa dernière présence en haute couture. Elle a pris place à Beaubourg, dans le Forum métamorphosé, le 22 janvier 2002, devant plus de 2000 invités pour ses adieux à la mode. Il pleuvait. Il y avait pourtant autant de gens à l’extérieur sous la neige et le froid qui regardaient le défilé sur écran géant, déployé sur la façade. Un grand moment que le Centre Pompidou fera revivre le 10 février grâce à une projection gratuite dans sa salle de cinéma.
Pourquoi présenter ces 50 pièces de haute couture dans une scénographie épurée, presque minimaliste?
Il s’agit de souligner le rapport à l’art, de changer de contexte, pas de répéter le même scénario de la mode tel qu’il a déjà été fait et refait sur un mannequin, avec les chaussures, le petit sac, le chapeau. Tous ces accessoires, importants pour l’histoire de la mode et nos archives, datent immanquablement une tenue. C’est autre chose, ici. Présenter la robe Mondrian au côté d’un Mondrian iconique fait ressortir l’actualité de ses lignes, leur pureté éternelle.
Est-ce difficile de montrer ces pièces dans un musée qui n’a pas les conditions de préservation d’un musée d’arts textiles?
C’est la grande question. Nous travaillons sur cette dimension depuis plus de six mois. Il y a la problématique des mites, de la lumière… Pour présenter des œuvres en textile, l’exposition à la lumière ne doit pas dépasser 50 lux. Dans la plupart des salles des différentes institutions, il a donc fallu modifier la luminosité. Dans la galerie d’Apollon au Louvre qui est traversée par la lumière naturelle, les pièces sont exposées sous vitrine, comme le sont d’ailleurs tous les objets, les bijoux, les camées, les cristaux. Au Musée d’Orsay, nous voulions originellement présenter les vêtements qui renvoient aux Déjeuner sur l’herbe de Manet et de Monet. Les conditions de lumière ne le permettant pas, nous avons finalement construit une cimaise dans la salle de la grande horloge.
Yves Saint Laurent tient toujours une place à part. Par sa précocité. Par le fait qu’il a été l’un des premiers dont le nom a été globalement connu. Il était et reste un phénomèneQue partage le couturier avec les grands artistes de ce parcours?
On a souvent réduit Yves Saint Laurent à sa fragilité, mais il faut beaucoup de courage pour remettre en question et retravailler sans cesse sa création en visant la perfection. À la fin de la vie d’Yves Saint Laurent, certains lui reprochèrent de refaire encore et encore telle veste ou telle épaule. Mais il travaillait comme un peintre, qui reprend et réinterprète ses motifs et ses compositions. On a souvent opposé son rôle à celui de Pierre Bergé, comme si celui du couturier était moins rude. C’est méconnaître les affres du créateur. C’est une grande pression que la création pure! De lourdes responsabilités pesaient sur ses épaules dès lors qu’il a succédé en 1957, du jour au lendemain, à Christian Dior, disparu brutalement. Il avait seulement 21 ans. Il en avait 25, le 4 décembre 1961, quand il fonde, avec Pierre Bergé, sa maison de couture. Quelle mission exigeante que de créer quelque chose à partir de rien, quand des centaines de personnes, dans les ateliers et les boutiques, attendaient que «ça» sorte.
Près de quatorze ans après sa mort, il reste l’archétype du créateur précoce. Aujourd’hui, dès qu’un styliste émergent fait preuve de talent, on dit de lui qu’il est «le nouveau Saint Laurent»…
Yves Saint Laurent tient toujours une place à part. Par sa précocité. Par le fait qu’il a été l’un des premiers dont le nom a été globalement connu. Il était et reste un phénomène.
Quelle est la place de Paris dans son travail?
Elle est fondamentale. Il ne faut pas oublier qu’il est né en 1936 en Algérie, à Oran. Paris représentait, à ses yeux, la liberté alors qu’il voulait s’échapper de l’environnement dans lequel il avait grandi. Le hasard de la vie a fait qu’il était en classe avec François Catroux (1936-2020, décorateur et époux de Betty Catroux, muse de Saint Laurent, NDLR). Saint Laurent - François l’a raconté - était cruellement raillé par ses camarades. Dans ce contexte difficile, il découvrait Paris à travers les magazines de mode auxquels sa mère était abonnée et qui arrivaient avec des mois de retard. En 1949, il assistait à une représentation de L’École des femmes de Molière montée par Louis Jouvet, dans des décors et des costumes de Christian Bérard. Aussitôt, il s’en inspirait pour son «Illustre Petit Théâtre» de personnages en carton. Il créait également une garde-robe pour ces poupées de papier, dans les tissus du début des années 1950. Derrière cela brillait son fantasme de Paris, où il n’a eu de cesse de vouloir aller… À son tour, il a fini par incarner Paris à l’étranger. Outre le chantier pharaonique d’inventaire de son œuvre, notre mission est de faire rayonner son héritage et son histoire. Même si l’on n’est pas passionné de mode, son parcours de jeune homme venant d’Algérie, débarquant à Paris dans un milieu si loin du sien, est une source d’inspiration pour tous ceux en quête d’horizons.
Il a contribué à rendre Paris indissociable de la mode…
Mais pas seulement, il faut toujours ouvrir les champs entiers, comme lui l’a fait, si jeune. Avant sa génération, les couturiers appartenaient à un monde fermé de clientes de la haute couture. Saint Laurent est arrivé après-guerre, à la fin des années 1950, a participé à cette explosion de la jeunesse qui survenait à Paris, à Londres et à New York. À l’essor de la musique, des arts plastiques. La mode ouvre à tant d’autres domaines.
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Ce déploiement dans six musées participe-t-il à cet émerveillement retrouvé de Paris dont la vie culturelle est actuellement pétillante?
En tant qu’Américain, je vous le confirme! Ce que représente aujourd’hui Paris sur le plan culturel est remarquable. Paris a été un phare pour Saint Laurent à Oran au début des années 1950, comme il l’a été pour beaucoup d’artistes, tel Christo fuyant la Bulgarie dont le rêve était d’y vivre et d’y travailler. De nos jours encore, pour énormément de jeunes gens, le phare dans la nuit n’est pas San Francisco et la Silicon Valley… mais Paris.
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