Marie Gil, Familles ! Je vous hais ! - La Règle du Jeu - Littérature, Philosophie, Politique, Arts
Familles ! je vous hais ! foyers clos ; portesrefermées ; possessions jalouses du bonheur.Gide, Les Nourritures terrestres.
We are all bastards.Shakespeare, Cymbeline, II,5.
I am a bastard, too. I love bastards! I am bastard begot, bastard instructed, bastard in mind, bastard in valor, in everything illegitimate.Shakespeare, Troilus and Cressida.
Si l’on fait une lecture rapide des Faux-monnayeurs, tout semble se construire contre ou en marge de la famille. Le roman paraît être une remarquable illustration de la célèbre citation des Nourritures terrestres : la famille y serait cette fausse monnaie, trompeuse, qui circule et circonscrit, enferme les êtres et qui, loin de les unir en profondeur, les détruit. Le monde romanesque se construit tantôt en dehors, tantôt dans les interstices de la cellule familiale. C’est un monde d’enfants, d’amoureux d’enfants, un monde qui, étant celui qui anime le roman, semble être le véritable monde ontologique auquel le monde des adultes et de la cellule familiale serait inféodé. Dans le premier, tout est mouvement, révolte et fuite ; dans le second : immobilité, clôture, silence et dissimulation.
On notera cependant le conditionnel dont j’use ici : la liberté de Nathanaël et l’injonction des Nourritures terrestres sont loin de s’imposer à une lecture plus poussée des Faux-monnayeurs. Le dualisme liberté/famille se teinte d’une ambiguïté ironique, et le roman est plutôt la scène d’une parodie du monde familial par un enfant désespéré, faussement libre. La famille a-t-elle à jamais perverti l’enfance ? Ou, plus simplement, tout enfant n’est-il pas, en puissance, dans son entéléchie, une future famille ?
La famille, chez Gide, n’est pas n’importe quelle famille ; c’est la cellule parents-enfants. Ainsi, la relation d’Olivier et de son oncle n’est pas une relation familiale, même s’ils sont liés par le sang, et leurs amours ne sont pas incestueuses – pour l’auteur. La famille gidienne, c’est la clôture : cette prison du déterminisme biologique et éducatif, comme de la contrainte des actes. D’où les deux figures symboliques et romanesques qu’il lui oppose : celle du bâtard (fuite biologique) et celle de la fugue (fuite physique). Ainsi y a-t-il, d’une part, une continuité des Nourritures terrestres aux Faux-monnayeurs : la famille est bien cette cellule fermée, caractérisée par son hypocrisie (son noyau est caché et les relations qui y règnent sont honteuses). Mais d’autre part, il y a également une rupture entre les deux œuvres : Les Faux-monnayeurs remettent en question le statut des enfants – et l’on peut suivre cette évolution pas à pas à travers la genèse du roman que recèle le Journal des Faux-monnayeurs. Les premières notations relatives aux personnages indiquent la nécessité de leur indépendance totale au regard des rets de l’origine ; plus on avance dans le Journal, plus l’enfant y devient ambigu, voire une simple copie de l’hypocrisie familiale. En réalité, les deux types romanesques sont conservés, sous la forme de l’opposition entre Georges, l’enfant déchu, et Boris, l’ange pur. Il n’empêche : le roman de la mise en abyme, le premier « Nouveau Roman » de l’histoire, détruit l’opposition manichéenne entre famille négative et enfant libre, et, par la vrille qui caractérise sa composition, il inclut l’enfance dans la spirale infernale de la cellule familiale. La société des enfants, qui se développe au Luxembourg comme des araignées qui y tisseraient leur toile, celle de leur commerce parallèle de littérature ou de fausse monnaie (leurs deux activités principales), singent un monde existant, laborieux et fermé : celui des pères de famille. Ils lisent le journal et écrivent des romans « nouveaux » ; mais ils conservent un excès, dans la pureté comme dans le mal, qui est interdit à la famille.
Le problème de la famille est aussi, et peut-être avant tout, littéraire : Gide ne peut concevoir ses héros comme des personnages « familiaux », pris dans les rets d’une relation familiale. Cette approche psychologique et ontologique des personnages est pour lui aporétique : aucune grandeur héroïque, fût-ce celle d’un anti-héros (qui doit malgré tout soutenir la charpente romanesque), ne peut naître de ce bourbier qu’est la famille. Le Journal des Faux-monnayeurs est sur ce point sans équivoque :
« Faire dire à Édouard peut-être : “L’ennui, voyez-vous, c’est d’avoir à conditionner ses personnages […] dès qu’il faut les vêtir, fixer leur rang dans l’échelle sociale, leur carrière, le chiffre de leurs revenus ; dès surtout qu’il faut les avoisiner, leur inventer des parents, une famille, des amis, je plie boutique. Je vois chacun de mes héros, vous l’avouerais-je, orphelin, fils unique, célibataire et sans enfant.”[1] »
Plusieurs figures s’offrent alors ; la plus évidente, on l’a vu, sera celle de l’enfant. On trouve aussi celle de la femme, qui échappe à la damnation de la clôture familiale par sa révolte, et même celle de la « sœur » : en tant que victimes, elles sont, comme les enfants, des antithèses de la figure familiale et peuvent constituer un être romanesque. Dans le Journal, le premier projet de Gide est défini comme « le roman des deux sœurs[2] » – ces deux sœurs que l’on retrouve peut-être en Rachel et Laura, dont la première est une figure de pureté sacrificielle, martyre de la famille, et la seconde la mère en fuite d’un bâtard. Dans les esquisses, chacune de ces deux sœurs devaient épouser un mari médiocre qu’elles méprisaient, conformément à une sorte de genèse archétypale de la famille gidienne : la transformation de la grandeur individuelle du personnage romanesque en une entité négative.
La déconstruction et l’éclatement du noyau familial réaliste
La famille entretient un rapport étroit avec la structure narrative. La narration s’initie en effet dans la fuite de Bernard, découvrant qu’il est bâtard. Autrement dit, l’ébranlement du mouvement de l’aventure se fait dans l’arrachement du bâtard à sa famille (I, 1)[3], comme si le romanesque ne pouvait commencer que hors de la cellule familiale. La composition narrative qui suit, on le sait, est tout sauf linéaire et représente la première occurrence historique d’un véritable anti-roman, du premier Nouveau Roman. La mise à distance du lecteur s’effectue dès l’incipit, qui exhibe la fiction comme mensonge : « C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor, se dit Bernard. » (I,1) J’aimerais poser l’hypothèse que la déconstruction narrative est à l’image de ces personnages isolés, de ces électrons libres que sont les enfants sans attaches, « hors trame » – condition nécessaire et suffisante pour être personnage. Leur statut ontologique est d’ailleurs présenté dans « les apologues de Vincent », le frère médecin et biologiste d’Olivier, et en particulier dans son apologue des « bourgeons terminaux » :
« Les bourgeons qui se développent naturellement sont toujours les bourgeons terminaux – c’est-à-dire ceux qui sont les plus éloignés du tronc familial. » (I, 17)
Éloge métaphorique de la bâtardise, il explique que ce sont les seuls bourgeons qui ne sont pas condamnés à l’atrophie et peuvent se développer en fleurs, puis en fruits. Il poursuit avec l’apologue du poisson photogène, dont la présence des yeux, alors qu’il vit dans les profondeurs sous-marines obscures, a intéressé les biologistes, car il génère sa propre lumière. Outre son autonomie, qui là encore se réfère au bâtard, c’est cette fois surtout la beauté de l’enfant libre qui est signifiée, la beauté de l’enfant sans famille, qui est lumière pour lui seul. On songe également à Boris, le plus pur des enfants, et à sa pratique de la masturbation, désir d’une beauté qui ne s’épanouit que pour lui, à l’encontre de la morale bourgeoise et familiale. L’enfant pur rejoint ainsi le roman pur, défini par Édouard dans son journal : « Dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. » (I, 8)
Il existe donc un parallèle entre la déconstruction compositionnelle du roman réaliste[4], et la décomposition de la famille. Dans sa structure, le roman multiplie les intrigues et les personnages principaux, contre l’unité d’action nécessaire à l’identification du lecteur et à l’illusion référentielle : il contient plusieurs intrigues principales, plusieurs personnages principaux, chacune et chacun se développant indépendamment et en harmonie avec les autres, comme les diverses voix d’une fugue. Chaque intrigue correspond à un « sous-genre » romanesque : roman de formation, roman réaliste (famille), intrigue amoureuse (romance), etc. C’est bien le roman qui est visé en premier lieu par cette déconstruction, d’autant que les ficelles sont exposées, évidentes, ne serait-ce que par la grossière mise en abyme de l’ensemble dans le journal d’Édouard et son roman Les Faux-monnayeurs, avec son « motif » principal : la bâtardise. Le roman réaliste, détruit, est à l’image de la famille : nucléaire, concentrique et téléologique.
À cette multiplication des centres de l’intrigue s’ajoute une polyphonie énonciative, tous les personnages étant des foyers d’énonciation multiples : Édouard avec son journal, les lettres et le narrateur omniscient n’en constituent que les trois principaux parmi de très nombreux. Cet entrelacement narratif trame une toile d’araignée, mimétique de celle que tisse le trafic de fausse monnaie. Ses fils sont autant de fausses pistes trompeuses pour le lecteur. La composition est fallacieuse, à l’image de la famille et de la psychologie des personnages. Le roman ne cesse de multiplier les mises en abyme – exemple parmi cent : les tableaux thématiques de la chambre d’Armand, qui reprennent les principales intrigues du roman et du journal d’Édouard (il serait long et fastidieux de reprendre ici, dans leur continuité, l’ensemble des chapitres pour mettre en évidence cette polyphonie). Il se produit donc également un glissement perpétuel de l’énonciation.
Les différents fils s’entremêlent, le principal étant peut-être le « roman d’apprentissage » de Bernard, dont l’objet est le rejet des familles du type de celle de Nathanaël et qui revient comme un leitmotiv tout au long de la narration, au fil des différentes étapes du Bildungsroman, jusqu’à la fin et le retour de Bernard à sa famille : la fuite (I, 1), l’expérience de la solitude (I, 6), l’expérience de l’immoralisme (I, 10), l’expérience de la jalousie (I, 12), le premier amour – Laura – et le premier métier : secrétaire d’Édouard, vie à Saas Fee (I,14), l’aveu du premier amour, etc. (II, 4), le premier désir d’enracinement à la sortie du bachot (III, 5), le dépucelage, etc. (III, 9), le retour au foyer (III, 18).
Autre « objet » principal : le roman, toutes les mises en abyme du roman et les réflexions sur le « roman pur » : le refus du roman psychologique (I, 1 ; I, 8 ; II, 2), l’annonce de son roman par Édouard (II,3) et l’analyse que le narrateur fait de ses personnages (II, 7). On pourrait y ajouter les amours de Bernard et Olivier, qui sont étroitement liées à l’écriture du journal et donc du roman en abyme des Faux-monnayeurs.
Mais le plus important, dans cette déconstruction du roman réaliste de la famille, est l’ouverture finale, qui détruit le « sens » du roman de formation du bâtard. Le journal d’Édouard le confirme :
« Je considère que la vie ne nous propose jamais rien qui, tout autant qu’un aboutissement, ne puisse être considéré comme un nouveau point de départ. “Pourrait être continué…” : c’est sur ces mots que je voudrais terminer mes Faux-monnayeurs. » (III,12)
Dans sa dernière scène, le roman s’ouvre ainsi à un éternel recommencement : Bernard rentre au foyer familial, les faux-monnayeurs sont sauvés par les pères et les enfants sont devenus ontologiquement des pères. Quant à Édouard, sans doute déjà lassé d’Olivier, il rencontrera d’autres petits garçons. Le roman se termine sur l’expression de son désir qui, comme tout désir, est voué à l’éternel retour :
« Je suis bien curieux de connaître Caloub. » (III, 18)
Le dernier mot du roman, « Caloub », prénom du frère de Bernard, est l’anagramme de « boucla ». Or le Journal des Faux-monnayeurs, pour sa part, parle en ces termes de la fin du roman pur : « Il ne doit pas se boucler, mais s’éparpiller, se défaire. » La boucle de la famille est fermée ; celle du roman est ouverte en spirale, dans la vrille de l’éternel recommencement du même. Il n’y a pas d’échappatoire à la circularité de la famille, mais il n’y a pas non plus d’échappatoire à la loi du désir des enfants. Tout n’est que cercle, parfois plus tragique qu’ironique. Édouard l’exprime de la manière la plus littérale dans son journal :
« Ce que je voudrais bien faire, c’est quelque chose comme l’art de la fugue. » (II, 3)
Désamorçage des trames, neutralité cynique, fin ironique (les enfants sauvés par la famille) et ouverte : si la déconstruction narrative est à l’image de la nécessité d’échapper à la famille pour « créer » un roman, alors la seule chose qui reste est le personnage nu, le personnage pur : le bâtard.
Le bâtard
La bâtardise libère de l’hypocrisie familiale et de sa fermeture (celle de la ressemblance, de l’hérédité). La fermeture de la famille correspond à l’expérience de Gide lui-même qui, dans Si le grain ne meurt, écrit qu’à la mort de son père en 1880, sa mère, devenue « étouffante », « se refermait sur [lui] ».
Presque tous les personnages d’enfants sont des bâtards, littéralement ou symboliquement. Bien entendu, Bernard est le bâtard du roman, celui qui, dans la trame traditionnelle du roman de formation, s’inscrit contre la famille. Mais les « faux bâtards » sont bien plus délétères et renouent avec la liberté des Nourritures terrestres contre toute attache. Il est d’ailleurs infiniment signifiant que la femme elle-même tombe aussi bas que la famille dès qu’elle est mère – comme Pauline, qui « donne » son fils à Édouard pour qu’il le possède.
Dans la stricte continuité de la philosophie des Nourritures terrestres, la bâtardise symbolise la pureté de l’enfant, la fuite et la liberté, en regard de la fermeture et de la clôture de la famille. « Je t’enseignerai la ferveur, une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité » : telle est l’injonction implicite du narrateur à tous les bâtards du roman. « L’avenir appartient aux bâtards. Quelle signification dans ce mot : “un enfant naturel” ! Seul le bâtard a droit au naturel. » Gide utilise les topoï du langage commun, dont l’hypocrisie réside dans l’évitement euphémistique (« enfant naturel »), et il les réactualise dans un sens littéral, de telle manière qu’ironiquement, il rend ainsi au bâtard sa « pureté ». Ce faisant, reprenant une vieille idée cicéronienne, il signifie également la « vérité ontologique de l’étymologie », et sa « force vivifiante[5] ».
La bâtardise introduit une rupture du lien de filiation, dont la psychanalyse a montré l’importance à l’époque de la rédaction du roman. De cette rupture avec la famille naît une rupture plus générale avec tous les liens humains, en particulier les liens sociaux. Elle permet, par la « fuite », à la fois errance libératrice et fuite de la plume sur la page blanche de la création, de faire table rase et d’échapper au parasitisme. Dans Les Faux-monnayeurs, le bâtard est érigé au rang de mythe ; il permet d’étudier la profondeur de l’intériorité du héros pur dégagé des aliénations. Le bâtard est donc cet être unique à la conquête de son propre moi (ipse), comme le déclare Œdipe à Créon :
« Jailli de l’inconnu ; plus de passé, plus de modèle, rien sur quoi m’appuyer ; tout à créer, patrie, ancêtres… à inventer, à découvrir. Personne à qui ressembler, que moi-même. […] Ô Créon ! si soumis, si conforme à tout, comment comprendrais-tu la beauté de cette exigence ? C’est un appel à la vaillance, que de ne connaître point ses parents[6]. »
Lafcadio, dont le roman est l’origine des Faux-monnayeurs[7], est un bâtard puisant dans ses ressources propres. À la fin de la vie de Gide, Thésée, libre conquérant, pense en être un également :
« C’est quelqu’un de très bien, Égée, mon père ; de tout à fait comme il fallait. En vérité, je soupçonne que je ne suis que son fils putatif. On me l’a dit, et que le grand Poséidon m’engendra[8]. »
Rappelons qu’il y a là une allusion à peine cachée au Phèdre de Racine, dans lequel Thésée, par haine jalouse de son fils Hippolyte, le fait mettre à mort par un monstre marin envoyé par Poséidon. Poséidon, c’est le dieu démoniaque présent au fond de tout père, qui représente la haine du fils – haine qui engendre en retour chez l’écrivain, le héros et le bâtard, la haine du père. Cette fatalité, ce cercle infernal, qui est le cercle même de la famille mortifère, semblent être signifiés par l’allusion à Poséidon – le dieu qui, également, enchaîna Ulysse à la mer.
Tous les enfants du roman agissent conformément à ce mouvement opposé à la clôture familiale : ils ne cessent de fuir – leur mari, leur père, la France à Saas Fee… Ils volent des valises dans des gares, lieu de fuite ; et surtout, ils fuient dans la mort, par le suicide.
Le premier et principal bâtard du roman est Bernard. C’est un sentiment de soulagement et de liberté qui s’empare de lui lorsqu’il découvre sa bâtardise, une liberté qui, on l’a dit, fonde l’ébranlement de l’écriture du roman, sa matrice narrative : « Ne pas savoir qui est son père, c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. Toute recherche oblige. Ne retenons de ceci que la délivrance. » (I, 1) Sa lettre au père, parodie de celle de Kafka, jure de ridiculiser le nom de ce dernier, qu’il dénie à la première occasion. Lorsqu’il rencontre Laura, il déclare : « Je n’ai pas de nom de famille. » (I, 14) Gide établit un parallèle inversif entre Bernard, Hamlet et Télémaque : la quête du père est ici renversée, c’est la fuite du père qui permettra de constituer l’ipséité du personnage. Bernard se révolte, il se prend pour « un outlaw qui foule aux pieds tout ce qui fait obstacle à son désir[9] » et se livre au seul dieu de la haine des familles : le hasard. Il aura cependant des daimones tutélaires : Édouard et Laura. À leur contact, la fuite se meut en idéalisme ; il devient altruiste et obsédé par l’amour, le don de soi, considérant que le service d’Édouard est un lien consenti et l’antithèse de l’aliénation familiale. Mais Édouard et Laura ne doivent être que des étapes de sa mue, dont il devra se détacher comme de tout lien. Cette évolution du révolté en homme nouveau est symbolisée dans le roman par l’apparition de l’ange gardien : celui-ci, double de la psychanalyste de Boris, mais dont la tâche – le Salut – est autrement plus ardue, dialogue et aide Bernard à trouver sa voie. Leur lutte d’une nuit dans la petite chambre de Bernard, réécriture de la lutte de Jacob et de l’ange, constitue l’acmé du roman d’apprentissage et le symbole de la conquête d’une indépendance métaphysique et ontologique. C’est ce que Ricœur nomme « la promesse », relisant Kant à la lumière de la phénoménologie pour montrer que le véritable moi ne peut que passer par la rupture avec l’identité du père (l’idem) pour atteindre une identité autre (l’ipse), enfouie en soi, dont la condition est l’ouverture et la parole donnée à l’autre[10]. La bâtardise est donc la promesse d’une liberté future, d’une transformation que la cellule close familiale interdit à jamais. Il n’est que de mettre en regard l’issue de la lutte avec l’ange et la première profession de foi du journal d’Édouard :
« Sa lutte avec l’ange l’avait mûri. Il ne ressemblait déjà plus à l’insouciant voleur de valises qui croyait qu’en ce monde il suffit d’oser. Il commençait à comprendre que le bonheur d’autrui fait souvent les frais de l’audace. » (III, 14)
« L’avenir appartient aux bâtards. » (I, 12)
La bâtardise est le motif le plus important du roman, commun à la diégèse et au journal d’Édouard : il est un des fils rouges de la polyphonie et de la mise en abyme romanesque – en somme, la première voix de la fugue.
Familles, vous êtes hypocrites !
La beauté du bâtard s’oppose bien entendu à la laideur de la famille. Le Journal des Faux-monnayeurs oppose explicitement la libre génération des enfants et celles des esclaves qui l’ont précédée. Cette perspective manichéenne sera en partie écorchée par Les Faux-monnayeurs. La famille est au centre du journal d’Édouard et de son roman, dont nous ne connaissons finalement que le titre : « Le régime cellulaire : la famille » (I, 3). Dans une des esquisses relativement archaïques du roman, le Journal des Faux-monnayeurs insiste encore sur la haine des familles, dans la continuité des Nourritures terrestres. Le bâtard doit représenter la nécessité de combattre l’endoctrinement des familles : « Bernard essuie l’endoctrinement d’un traditionaliste qui, ignorant sa bâtardise, veut le persuader que la sagesse consiste, pour chacun, à prolonger la ligne qu’a commencé de tracer son père, etc. […] Il en vient à se féliciter […] à ne chercher la règle morale qu’en lui-même[11]. » Les Nourritures terrestres criaient « Gagnons le large ! » :
« Ne demeure jamais, Nathanaël. Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t’es fait semblable à l’environ, il n’est plus pour toi profitable. Il te faut le quitter. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé. Ne prends de chaque chose que l’éducation qu’elle t’apporte ; et que la volupté qui en ruisselle la tarisse.
Familles ! je vous hais ! […] Le père était là, près de la lampe ; la mère cousait ; la place d’un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, étudiait – et mon cœur se gonfla du désir de l’emmener avec moi sur les routes[12]. »
« La place d’un aïeul restait vide » : la famille n’est pas seulement une réalité, c’est une structure – par conséquent : une clôture structurelle. Dans ce texte très primitif que sont Les Nourritures terrestres, elle est théorisée dans une forme, de telle sorte que le jeune Gide puisse la combattre. Il ne pourra plus recourir aussi facilement à cette structuration dualiste dans Les Faux-monnayeurs.
La famille est ainsi enfermement, comme le dit la célèbre citation. Les noms de famille, dans l’œuvre, sont chargés d’une valeur prophétique et fonctionnent comme le destin tragique (fatum). Presque tous les noms du roman ont un sens caché, et seuls les noms de famille portent la dimension négative mentionnée[13]. Face aux prénoms des doux – « Mouton » et « Rachel » (qui signifie « brebis ») –, les noms des vilains se prêtent aux jeux de mots dévalorisants : Strouvilhou (c’trou vil-hou !), Gharidanisole (nom de Radiguet, l’auteur du Diable au corps), Passavant (« passe avant » et « pas savant » – le mot signifie aussi, sur un navire de guerre, les travaux destinés à cacher les mouvements des assiégeants, parfaite représentation de l’hypocrisie et du néant familial logé derrière son masque), Adamanti (Adam menti), Dhurmer (la « dure-mère » est une membrane qui entoure le cerveau et la moelle épinière). Lilian Griffith est aussi l’anagramme de Lilith Griffan, personnage maléfique qui meurt en Afrique et rappelle la Milady de Dumas. Le « h », présent dans la plupart de ces noms de famille, est signe de l’ambigu et du maléfique[14]. Enfin, Caloub, le dernier mot du roman, marque à la fois l’ouverture et le destin tragique : anagramme de boucla – je l’ai signalé –, il rappelle que tout le roman se déploie entre « une pension de famille qui le bouclait au sortir du lycée chaque jour[15] » et la curiosité pédophile finale d’Édouard. Entre les deux, ce personnage disparaît complètement, comme totalement déterminé et enfermé dans les potentialités de son patronyme.
Le rejet de la famille est un motif ancien de l’ontologie. Dans l’utopie de La République, Platon posait l’injonction d’arracher les enfants à leur famille pour que la Cité devienne leur véritable père et leur véritable mère, dans une perspective d’abolition de la sphère privée (République, V, 462 d). De même le Christ a-t-il enjoint les hommes à quitter leur famille pour le suivre, lui seul représentant « la voie, la vérité et la vie » (Jn XIV, 6). Toute métaphysique, en particulier celles de l’avancée eschatologique, s’établit sur le rejet de la famille. Est-ce seulement parce que la famille, circulaire et fermée, notamment sous sa forme bourgeoise (privée), ne peut être un chemin de vie, mais signe l’immobilité et l’enfermement ? Non, la famille est mortifère pour une autre raison aussi : son hypocrisie. Le mot vient du grec « hypocritos », qui désigne l’acteur du théâtre antique qui se trouve « sous le masque » (kritos), ce masque qui, dans le théâtre romain, devient persona : en plus de cacher, il se fait porte-voix. De fait, la famille gidienne parle fort et n’est que voile masquant une nature qui jamais ne se montre et qui, par-là, n’est peut-être que le néant.
L’hypocrisie de la famille passe par le réalisme de l’adultère, comme chez les Profitendieu. Chez les Molinier, le père, imbu de lui-même, est une figure pitoyable et méprisée, haï de ses trois fils et volé par son fils Georges[16]. Pauline décrit son mariage comme un « enfer » (III, 1), puis un « sacrifice » (III,6). Chez les Douviers, le ver est dans le fruit dès le début à travers le mariage sans amour de Laura, puis sa fuite. Le couple des La Pérouse est dramatique, ils se haïssent et se déchirent en vain. Dans la maison familiale de Passavant, le père meurt seul, sans que le fils ne l’honore d’une visite ; le soir même du trépas du père, il ne songe qu’à rencontrer Olivier et à ourdir des ruses. Le discours de Passavant est sans équivoque :
« Le vieux ne m’a jamais valu dans la vie que des ennuis, des contrariétés, de la gêne. S’il lui restait un peu de tendresse au cœur, ce n’est à coup sûr pas à moi qu’il l’a fait sentir. Mes premiers élans vers lui, du temps que je ne connaissais pas la retenue, ne m’ont valu que des rebuffades, qui m’ont instruit. Il a toujours cru que tout lui était dû. Je crois qu’il a fait souffrir tout le monde autour de lui, ses gens, ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses ; ses amis non, car il n’en avait pas un seul. Sa mort fait dire ouf à chacun ! » (I, 4)
La monstruosité du fils Passavant, personnage diabolique du roman, trouve ainsi son explication dans la monstruosité du père et dans la fatalité du lien père-fils. Comme l’écrit encore Édouard dans son journal à propos de sa sœur Pauline : « La forêt façonne l’arbre. » (I, 3) Toutes les familles du roman sont des unions vouées à la catastrophe ; si elles évoluent, c’est vers une hypertrophie du mal des pères chez les fils.
La pire famille du roman est celle du pasteur Vedel : la famille Azaïs-Vedel, dont la pension représente une sorte d’hyperbole monstrueuse de la cellule familiale, où les enfants se pervertissent (trafic de fausse monnaie) et meurent (suicide du petit Boris). Elle est le pendant réaliste de la fausse monnaie symbolique. Lorsque le pasteur prêche, on voit son costume mondain dépasser sous sa soutane, symbole de l’hypocrisie, comme si le masque bâillait, laissant voir la réalité nue (et son néant) sous l’habit religieux. De même Pauline cherche-t-elle à « masquer » les insuffisances de son mari. Dans ses carnets, on apprend que l’homme d’église se masturbe. Le jeune Armand Vedel fait ainsi le procès de sa famille (III, 16), et en particulier de son père, qui l’a « contaminé » ; et il devient secrétaire de Passavant parce que, dit-il, « précisément j’aime ce qui me dégoûte… à commencer par mon propre, ou mon sale, individu[17] ». Il se hait dans son hérédité. Sa sœur Rachel est sacrifiée à cette famille qui l’exploite, la réduit à l’état de servante et lui demande de la reconnaissance alors qu’elle est en train de devenir aveugle – au sens figuré, elle est au contraire en train de devenir lucide, comme Tirésias. Seule Sarah échappe à l’hypocrisie familiale, par sa fuite en Angleterre et la nouvelle morale qu’elle y a trouvée, contre « toutes les vertus domestiques. La contrainte familiale avait tendu son énergie, exaspéré ses instincts de révolte. […] Elle ne consentait à voir dans le mariage de Laura qu’un lugubre et hypocrite marché, aboutissant à l’esclavage[18]. » Les relations sexuelles entre Édouard et son neveu Olivier exacerbent encore cette perversion – et par cet excès même, échappant à l’hypocrisie, elles rachètent cette dernière.
Les enfants singes des pères – ou le bâtard tragique
A contrario du Nathanaël des Nourritures terrestres et de Bernard, Boris représente la stagnation et les dangers de la bâtardise. Héros d’un roman noir, dans tous les sens du terme, il est prédestiné à la mort, car le défaut de la famille n’a pas pris chez lui la forme d’une fuite ou d’une lutte. Dans le dernier chapitre du roman, il se suicidera en regardant son grand-père dans les yeux. Mais dans la diégèse, ce suicide est avant tout le crime des enfants pervertis de la « Confrérie des hommes forts », qui ont reconstitué une nouvelle cellule mortifère. L’échec du bâtard et l’imitation des pères se rejoignent dans cette conclusion du roman. Le déterminisme familial se lit à l’échelle individuelle : Olivier et Vincent « se laissent entamer » par le démon Passavant, figure du père substitutif et mauvais pédophile (Journal des Faux-monnayeurs), et Vincent se suicide en se prenant pour Satan en personne.
L’échec de la fuite trouve donc sa représentation accomplie dans les faux-monnayeurs et leur « Confrérie des hommes forts », qui (d’après les enfants) a pour devise « cicéronienne » : « L’homme fort ne tient pas à la vie. » Mais si, en apparence, ils sont certes détachés des liens familiaux, ce ne peut être que dans une perspective faussement héroïque – l’héroïsme ayant perdu toute signification – : ce ne peut donc être que dans une perspective tragique. Boris, le second bâtard le plus important du roman, se suicide aussi à cause d’un mot noté sur un talisman ayant appartenu à son père : l’échec de la fuite du bâtard est lié au père, et la folie de ce petit être pur est un héritage paternel.
Ainsi, les bâtards, lorsqu’ils ne se suicident pas, finissent au mieux par revenir. Au cœur du roman, la méditation sur le manquement de la famille se fixe sur le bâtard à naître de Laura, abandonnée par Vincent, ce bâtard dont le sort est longuement commenté dans la lettre de Félix Douviers qui se propose de l’adopter – comme si, pour Laura, ne pas donner un père de substitution à son enfant, c’était le soumettre au destin de Boris. Ce versant négatif du bâtard est accompli dans le retour de Bernard auprès de son père à la fin du roman, comme si ici, contrairement aux Nourritures terrestres et à Nathanaël, la fuite constitutive de l’enfance avait été rattrapée par le réalisme ironique d’un auteur vieillissant. À partir du moment où Laura choisit la famille contre la fuite (elle avait fui son mari à Saas Fee, auprès d’Édouard, autrement dit : dans la littérature), l’énonciation et la philosophie du roman changent : ce sont désormais les pères et les familles qui ont la parole. Édouard, rencontrant Profitendieu, relate dans son journal la pitié qu’il ressent pour ce faux père plein d’amour et de remords (III, 12). Le retournement radical de son point de vue sur le couple père/bâtard, lui qui est le double de Gide, marque bien cette ouverture polyphonique du roman : le manichéisme des Nourritures terrestres est mort. La lutte contre la famille est-elle vouée à la vanité d’une éternelle répétition, de génération en génération ? En tout cas, la fuite ne constitue pas dans le roman une fin en soi. Adieu la liberté de Nathanaël ! La famille est recréée sous d’autres formes, et les enfants singent les pères. Ils forment un monde parallèle entièrement mimétique : ils jouent, boivent, font l’amour, du trafic d’argent. Ils sont plongés dans le monde bien qu’ils le fuient – et peut-être précisément parce qu’ils le fuient, selon une ironie tragique propre à l’hérédité familiale. La famille est ainsi la forme que revêt le destin tragique dans la modernité. La Pérouse l’affirme lorsqu’il manque son suicide : « Nous ne sommes pas libres, nous sommes liés. » Et ce qui le lie, c’est son petit-fils, celui qui se suicidera à sa place, dans une sorte de substitution familiale inéluctable.
Les enfants eux-mêmes, initiateurs de la fausse monnaie, sont donc faux. Ils sont les faux personnages d’un faux roman, aux antipodes du manichéisme utopiste des Nourritures terrestres. Comme l’écrit Gide, devenu pessimiste, à la fin du Journal des Faux-monnayeurs : « Si on laissait aux enfants cette liberté qu’ils réclament, ils seraient les premiers à s’en repentir. » Dès le début de la deuxième partie, à Saas Fee, Bernard confesse à Laura qu’il devient « conservateur » et se repend de sa fuite, au moment même où elle lui apprend qu’elle retourne auprès de son mari : « J’ai grand honte… je me prenais pour un révolté. » (II, 4) Le projet de Gide est donc trompeur, et la progression de son Journal suit cette logique d’un éloignement de Nathanaël :
« Mains gestes de ceux d’une génération trouvent leur explication dans la génération suivante – c’est ce que je m’étais proposé de montrer. Comment ceux d’une nouvelle génération, après avoir critiqué, blâmé, les gestes et les attitudes […] de ceux qui les ont précédés, se trouvent amenés peu à peu à refaire à peu près les mêmes[19]. »
Dans ce roman, c’est à travers les conditions d’une reconstitution d’un noyau mimétique du noyau familial que l’éthique individuelle semble pouvoir modifier la société. Mais n’oublions pas que tout s’y retourne indéfiniment en son contraire, dans une spirale de la négation. Le sens est aboli, nous restons sur une ligne de partage indécidable entre Les Nourritures terrestres et leur négation. Les personnages n’y sont que des représentations de représentations, perdant ainsi toute possibilité de discours positif : « Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan » et « le véritable hypocrite est celui qui ne s’aperçoit plus du mensonge, celui qui ment avec sincérité[20] ». C’est dans sa structure que ce roman est un « anti-roman de la famille », non dans son discours.
Selon une certaine lecture, qui ne possède aucune prérogative sur celle des Nourritures terrestres, une clôture du sens, qui est celle de la famille, réapparaît : dans le dernier chapitre, Bernard retourne chez son père, il retrouve Caloub et Albéric, ses frères, et invite une autre famille, les Molinier, jetant peut-être les bases d’une nouvelle société, qui régénèrerait l’ancienne structure des familles. Mais n’oublions pas que le mot de la fin, « Caloub », vient ouvrir ce dernier sens par la spirale des amours homosexuelles et incestueuses d’Édouard – comme si Phèdre, la mère amoureuse d’Hippolyte, avait malgré tout eu le dernier mot sur Poséidon et la logique de Thésée.
Évidemment, la dimension autobiographique de cette fable du bâtard explique aussi bien l’ironie que l’ouverture. Le père Profitendieu est en tous points le double du père de Gide, mort en 1880 : juge comme lui, habitant également rue de Tournon, c’est un spectre littéraire du père réel – ce qui nous ramène à la façon dont Bernard l’invoquait au début du roman : « Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un spectre révélateur. » (I, 6)
À la lumière de ce roman de l’entre-deux, il apparaît que la pire fatalité serait que plus rien ne puisse conjurer la malédiction des familles, pas même la littérature. Car la seule conclusion qui pourrait alors en émerger serait la mort de la littérature elle-même.
[1] André Gide, Journal des Faux-monnayeurs, Paris, Gallimard (L’imaginaire) [1927], 1995, p. 59. Éditions de référence des Faux-monnayeurs : Gallimard, 1925 et Gallimard (Folio), 1972.
[2] Ibid., p. 14.
[3] Le chiffre romain renvoie à la partie et le chiffre arabe au chapitre.
[4] Il s’agit bien du réalisme, comme Gide le confesse à propos de La Pérouse : « J’ai raté le portrait du vieux La Pérouse ; je n’ai pas su perdre de vue mon modèle. » (Je souligne.)
[5] Cicéron, De Oratore, I, 2.
[6] Gide, Œdipe, dans id., Romans et récits, Œuvres lyriques et dramatiques, éd. David Walker, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2009, t. 2, p. 693.
[7] À l’origine, Les Faux-monnayeurs devaient être une suite des Caves du Vatican.
[8] Gide, Thésée, dans ibid., p. 988.
[9] Les Faux-monnayeurs, op. cit., p. 321.
[10] Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 57-59. La Promesse, des frères Dardenne, est une extraordinaire adaptation de cette théorie de Ricœur, et le film représente l’abjection du père d’une manière exemplaire, particulièrement courageuse.
[11] Journal des Faux-monnayeurs, op. cit., p. 91-92.
[12] Gide, Les Nourritures terrestres [1897], dans id., Œuvres romanesques, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), p. 172.
[13] Voir Alain Goulet, « Sens caché de quelques noms ou de l’art du choix des noms », dans id., Gide, Les Faux-monnayeurs, Journal des Faux-monnayeurs, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2016, p. 278.
[14] Il est possible que Gide pense là au célèbre commentaire de Péguy sur le « H » de Hugo dans Victor-Marie, Comte Hugo.
[15] Les Faux-monnayeurs, op. cit., p. 175.
[16] Voir le discours de Vincent à Passavant (I, 19).
[17] Ibid., p. 355.
[18] Ibid., p. 281-282.
[19] Journal des Faux-monnayeurs, op. cit., p. 91.
[20] Les Faux-monnayeurs, op. cit., respectivement p. 31 et p. 48.
Notes
Typologie des Faux-Monnayeurs et liens parentaux
Édouard
Écrivain, auteur du « Journal » qui met en abyme le roman, doublant le Journal des Faux-monnayeurs rédigé parallèlement par Gide. Par l’intermédiaire de ce journal, Édouard est le narrateur de plus de la moitié du texte. Amant d’Olivier, son neveu, qu’il aime. Ami de La Pérouse et ancien de la pension Azaïs, il est également le frère de Pauline Molinier et l’oncle des trois fils de Pauline :
Georges (le plus jeune) : maître de la fausse-monnaie, qu’il incarne aussi en tant qu’il passe toujours pour autre que ce qu’il est. Qualifié d’ « ange » et de poète par ses proches, il vole (des livres dans le journal d’Édouard, des lettres compromettantes pour son père). Il n’aime pas ses parents.
Olivier (amant d’Édouard)
Vincent (l’aîné, fait médecine, est biologiste) : abandonne Laura, devient fou et tue Lilian Griffith ; il est l’auteur des apologues des animaux marins (unités éclatées vs cellule familiale).
Bernard Profitendieu
Beau-fils du ridicule Albéric Profitendieu, au nom de famille ironique. C’est le meilleur ami d’Olivier. Dans le premier chapitre du roman, il découvre qu’il est bâtard. Il quitte sa famille qu’il hait : il prendra un pseudonyme s’il écrit. Héros du roman d’apprentissage (une des nombreuses intrigues de l’œuvre), il retournera chez son père après avoir passé toutes les étapes traditionnelles du Bildungsroman.
Albéric Profitendieu est juge d’instruction et suit l’affaire de fausse monnaie à laquelle sont mêlés Georges et la « Confrérie des hommes forts ». À la fin, il sauve la réputation des enfants, au nom de la famille.
Robert de Passavant
Écrivain dont Vincent soigne le père, et qu’Édouard n’aime pas. Il entraîne Vincent dans la débauche et le ruine au jeu. Il lui présente la femme que celui-ci tuera. Il tente de séduire Olivier en passant ses vacances avec lui. Il crée une revue dont il le nomme temporairement rédacteur en chef pour s’acheter ses faveurs. Il connaît Alfred Jarry – qui, lors d’une fête, « parodiera » les liens entre tous ces personnages et leurs suicides/meurtres.
Lady Griffith
Maîtresse de Passavant puis de Vincent, qui lui sacrifie Laura et qu’il assassinera dans une crise de folie au cours d’un voyage en Afrique.
Pension Azaïs-Vedel
Grand-père Azaïs (personnage très sombre), dont la fille épouse le pasteur Vedel, son beau-fils. La pension n’est pas le lieu de refuge contre la famille, mais le redoublement de la famille dans l’œuvre ; elle ne met à l’abri ni de la maltraitance ni de la mort.
Laura Vedel : fille du pasteur Vedel. Elle aimait Édouard qui, dans son journal, relate la décristallisation de leur amour. Maîtresse de Vincent, elle a un enfant de lui, mais il l’abandonne sous l’influence de Passavant. Elle épouse Félix Douvier, qu’elle commence par fuir à Saas Fee avec Édouard et Bernard, avant de revenir à lui.
Sœur : Sarah (sortira avec Bernard et échappera à la logique familiale).
Sœur : Rachel (la pureté : elle se sacrifie à sa famille – rappel de La Porte étroite –, devient aveugle – rappel de La Symphonie pastorale – et meurt martyre.)
Frère : Armand. Personnage cynique, il est le vrai critique de la cellule familiale et de l’hypocrisie de son père pasteur (III, 16) : « Tu ne sais pas ce que peut faire de nous une première éducation puritaine. Elle vous laisse au cœur un ressentiment dont on ne peut plus jamais se guérir… » « Mon père coupe dedans quand il joue au pasteur. » Toute la critique de Vedel et de la famille passe par ce fils.
La Pérouse
Ancien professeur de piano d’Édouard ; surveillant à la pension Azaïs-Vedel. Il représente l’amour (d’Édouard, mais aussi celui qu’il éprouve pour Boris), puis l’échec de cet amour : « Est-il possible d’aimer un enfant qu’on n’a jamais vu ? », demande-t-il à Édouard à propos de Boris. Boris ne se laissera pas aimer et se tuera en le regardant dans les yeux, comme pour lui rappeler son statut de « père », et que c’est la famille qui est mortifère. Grand-père de Boris qui, très délicat, se suicidera, victime de la confrérie des faux-monnayeurs et de son affection pour Bronja – mais aussi d’un talisman. Il est le seul être vertueux du roman avec Rachel (et peut-être La Pérouse), qui comme lui aura un destin tragique.
Strouvilhou, Gheridanisol
De la « Confrérie des hommes forts ». Organisateurs du trafic de fausse monnaie. Influence sur Georges.
La psychanalyste de Boris
Elle représente le parent idéal mais chimérique : « Je n’ai pas le droit d’abîmer les âmes de ces enfants » ; « ce sont des êtres qui se nourrissent de chimères » ; « ce sont des anges ». Elle révèle l’onanisme de Boris, qui est ainsi rattaché à la pureté (critique des mœurs de Gide). Elle est la mère de Bonja, l’amie de Boris.
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