A Dakar avec Ousmane Sow : “Ma sculpture est destinée au public, je n’oublie jamais ça”
En 1999, “Télérama” se rendait au Sénégal pour rencontrer le grand sculpteur, décédé ce jeudi 1er décembre. Voici le très long récit publié à l'époque. “La sculpture, ça sert à transmettre un peu d’humanité et un peu d’espérance”, nous disait-il.
Une chaleur inhabituelle pour un mois de décembre étouffe Dakar. La brise rafraîchit à peine la maison encore inachevée, située au bord de l’océan. Le ciel est bleu foncé. Quelques busards planent au-dessus des grandes demeures. Sur le chemin de terre battue et de sable une carriole tirée par un âne et conduite par un enfant dépenaillé croise un véhicule tout-terrain flambant neuf, levant dans son sillage un nuage de poussière ocre dans lequel s’envolent des lambeaux de sacs en plastique de couleur bleu roi.
Les gouttes de sueur perlent sur le front, se mêlent à la poussière et brûlent mes yeux. Le moindre geste éprouve ma résistance. Je suis accoudé au balcon ; je regarde la cour de la maison couverte de sable aux nuances jaspées ; j’observe Ousmane Sow sculptant, le visage caché par un masque à gaz, la main gauche armée d’un chalumeau oxhydrique et la droite, protégée dans un lourd gant de cuir, modelant de la paille de plastique fondue sur le torse d’une statue ébauchée.
Je le vois de dos, légèrement de trois quarts, assis sur un tabouret de bois rudimentaire, le corps penché en avant. Il se redresse régulièrement et contemple son travail. Une large auréole brune se dessine sur le dos de son tee-shirt jaune pâle – et l’image me rappelle des visions enfantines d’hommes travaillant la matière dans des ateliers surchauffés, les épaules luisantes de sueur. Sur le torse du personnage sculpté, la forme des muscles apparaît, encore grossière ; dans un petit bac de ferraille, le plastique flambe, dégageant un nuage gris nauséabond ; et, au sein de ce silence où se mêlent les cris des goélands, le ressac de l’océan et les rires des femmes dans les jardins voisins, le chalumeau émet un sifflement lancinant.
Quelques années auparavant, nous marchons près du nouveau stade de football construit par les Chinois au milieu de la brousse, près de l’autoroute reliant Dakar à son aéroport. Ousmane me conduit à l’endroit où il recueille la terre, une argile rouge nécessaire à la réalisation de ses sculptures. La butte porte, comme des stigmates, les traces des anciens prélèvements. Bien que la terre soit ici partout la même, Ousmane vient en ce lieu éloigné de sa maison, peut-être par superstition, dit-il – peut-être par habitude, ou par fidélité. Il me désigne les trous.
– Il y a dans le sol le témoignage de mes sculptures comme s’il en portait le souvenir. Ici, tu vois, ce sont les Peuls, et ici les Noubas…
Ousmane habitait autrefois un quartier plus populaire de Dakar, lui aussi près de l’océan. Il louait une petite maison de béton, entourée d’une cour sablonneuse où il sculptait. On y entendait le bruit des vagues, le vrombissement des mouches, les cris des enfants dans les ruelles et les postes de télévision constamment allumés du voisinage. Sur le mur d’enceinte subsistaient quelques formules cabalistiques hâtivement peintes, presque effacées par le vent et le sel, des chiffres, des lettres, des multiplications, des fractions : la composition secrète du Produit.
Il faut écrire Produit avec un grand P : le mystère entoure sa fabrication. Ousmane l’élabora à partir de substances chimiques récupérées dans les poubelles d’un magasin libanais. Une fois le mélange dosé, le liquide, épais et blanchâtre, repose (comme le vin, dit-il) dans des barriques de plastique durant plusieurs années, régulièrement touillé et vérifié. Puis il y laisse macérer des lambeaux de toile de jute ou y incorpore l’argile rouge pour obtenir une pâte épaisse ; des premiers (les morceaux de toile imbibée) naîtront les formes, de la seconde (la pâte argileuse) les finitions et les expressions.
Ce jour-là, Ousmane est assis sur un petit banc de bois dans l’une des pièces inachevées de la maison. Un peintre se tient devant lui et exécute ses ordres ; Jacques, le gardien, l’assiste ; du fond de la pièce j’observe la scène. Le peintre tamise du ciment, laissant subsister quelques grumeaux. Ousmane prend le tamis et lui montre ce qu’il doit faire. Le peintre ajoute du pigment ocre jaune ; puis du Produit (Ousmane l’engueule parce qu’il en met de trop) et touille ; puis un pot de peinture acrylique rouge que nous venons d’acheter dans une quincaillerie libanaise et touille (Ousmane vérifie la couleur et fait la moue) ; puis un pot de jaune et touille (autre moue) ; puis un pot de blanc et touille (troisième moue) ; puis à nouveau du pigment ocre jaune et touille (Ousmane touche la mixture avec la main protégée par un gant et paraît rassuré). Le peintre s’écarte alors et à présent Jacques, l’homme de confiance, rajoute le Produit nécessaire, opération, me précise Ousmane, extrêmement délicate. Nous sortons de la pièce, Ousmane ouvrant la marche et le peintre la fermant, chargé du seau, et se préparant à tester la mixture (ocre rouge) sur un morceau du toit.
La nouvelle maison d’Ousmane, immense bâtisse s’élevant sur un terrain rocailleux, ressemble à un sphinx aux formes géométriques. Elle est multicolore – ce qui la distingue des autres demeures du quartier, toutes aussi monumentales mais désespérément blanches.
L’idée vint un jour à Ousmane d’essayer le Produit en le mélangeant avec un tas de choses (ciment, peintures, pigments, etc.) sur le toit du garage en béton, modeste préfiguration de la maison. Non seulement le revêtement résista au vent marin, mais il pénétra dans le béton et l’imperméabilisa. Plus mes sculptures vieillissent, me dit-il, et plus elles se solidifient ; je vais donc recouvrir ma maison de Produit. Il me montra la maquette, un secret à cette époque jalousement gardé, et suscitant dans Dakar les rumeurs les plus fantasques – l’une d’elles affirmait même qu’il s’agissait d’un ballon de football. Comme je lui demandais le nom de l’architecte, il me répondit que la construction de sa pro pre maison était une chose beaucoup trop importante pour être confiée à un architecte.
Je ne compris pas immédiatement. La structure de la maison achevée, Ousmane laissait les pièces intérieures brutes mais consacrait beaucoup de temps aux peintures extérieures, sculptait dans le jardin, mais retournait chaque soir dormir dans son ancienne demeure, et mettait au point, à partir du fameux Produit, des grandes dalles (elles aussi multicolores) destinées à recouvrir le sol des balcons – puis, beaucoup plus tard, à carreler les pièces. Cette dernière invention m’éclaira. Accoudé à la rembarde, j’observais Ousmane dans la cour : il découpait dans des vieux sacs de riz des lanières de toile de jute qu’il trempait dans le Produit. Mes pieds reposaient sur les dalles ; je réalisai qu’ils foulaient une parcelle de la sculpture ; la maison entière était une sculpture.
Nous sommes assis sur le toit ; nous regardons l’océan. Ousmane se tait. Son corps oscille d’avant en arrière. Les minutes passent. Les heures passent. Ousmane médite, les yeux dans le vide, sans que je parvienne à deviner le fil de ses pensées. Méditer, m’a-t-il dit, c’est laisser aller son esprit librement. Sur le toit, caressé par la brise, je tente de laisser aller mon esprit, mais le soleil, le vol d’un goéland, le passage d’une carriole conduite par un enfant me perturbent. J’essaie de retrouver le fil de mes songes. Je ne médite plus. Le vent se lève et l’océan rugit. Ousmane se redresse.
– C’est drôle comme ça te remplit une vie…
Bien que je connaisse la réponse, je demande :
– Quoi ?
Ousmane prend un air agacé.
– Eh bien, la sculpture !
Le marché HLM, situé à l’ouest de la ville dans un quartier populaire, étend ses déballages de vêtements et d’objets divers sur des milliers de mètres carrés. Une foule bruyante s’y approvisionne, discute les prix, passe du sérieux au rires, de la colère aux rires, des rires aux rires. Au centre du marché se trouve une halle composée d’un dédale de venelles sombres bordées de minuscules boutiques, dans lesquelles des hommes s’affairent sur des vieilles machines à coudre à pédale, découpent le tissu, cousent et repassent à l’aide de gros fers remplis de braises rougeoyantes. Au-delà des échoppes des vendeurs de chaussures, le fond de la halle est occupé par le marché Mali, un souk où les femmes bambaras vendent des pagnes tissés indigo, des bogolans ocres, des bassines de plastique multicolore, des bijoux et des poteries. Ousmane avance dans les ruelles à grandes enjambées. Il marche lentement. Son corps massif frôle les corps frêles des commerçants qui s’écartent et s’aplatissent contre leurs boutiques. Il s’arrête enfin devant une vieille femme assise par terre à côté de poteries et de bijoux. Il acquière, presque sans discuter le prix, un encensoir en terre cuite. C’est pour la salle de méditation, me dit-il. Un peu plus loin, à la lisière du marché, nous achèterons de l’encens.
Depuis la construction de la maison, la plupart de nos discussions ont lieu sur le toit, face à l’océan – ou, si l’on se réfère au sphinx, sur son dos. La patte arrière droite est une salle carrée, d’environ sept mètres de côté, dont le toit-terrasse se situe à la même hauteur que le dos du sphinx. Elle est, comme les penthouses des immeubles new-yorkais, indépendante du reste de la maison. Un balcon l’entoure, où il est interdit de fumer (c’est la règle, dit Ousmane) et où le sculpteur, l’après-midi, fait sa sieste allongé sur un banc de bois recouvert de coussins de cuir. On doit retirer ses chaussures (toujours la règle) avant d’entrer à l’intérieur de cette pièce peinte en vert sombre, pourvue de six fenêtres, d’une porte et d’une porte-fenêtre, et dont le sol est recouvert de dalles de Produit dessinant un damier vert et ocre jaune. Chaque matin, Jacques apporte des braises et les verse dans l’encensoir de terre cuite. Ousmane place ensuite dessus l’encens frais : des petites boules de pâte rouge foncé et grasse qui grésillent en dégageant une fumée bleutée et odorante.
– Je voulais te prêter la voiture mais le moteur tousse.
Ousmane prend un air inquiet, émet l’hypothèse d’une poussière dans le carburateur et soupire. Il s’agit d’une Ford récente, victime d’un ennui assez banal dans ce pays où les pompes à essence en attente de ravitaillement vident leurs fonds de cuves. A ses côtés patiente la merveille : une CX – Palace ou Prestige, je ne sais plus –, la même que Chirac, dit Ousmane, d’une couleur indéfinissable où se mêlent les verts : eau, kaki, feuille séchée, bronze, etc. Elle ne cesse de tomber en panne mais Ousmane l’adore : ainsi décorée, elle ressemble à l’une de ses sculptures.
Ai-je le mauvais œil ? Chaque fois que je viens à Dakar, la voiture d’Ousmane – quelle que soit la voiture ! – fait un caprice. Cela devient entre nous un sujet de plaisanteries. Je l’ai accompagné un jour chez le garagiste et j’ai écouté, avec bonheur, une conversation en wolof ponctuée de mots techniques français : carburateur, boîte de vitesse, filtre à air, etc. Ici les pièces manquent et les mécaniciens adaptent : l’embrayage d’une Renault sur une Citroën, par exemple. La durée de vie du bricolage en devient aléatoire : une heure ou dix ans.
Un autre jour, Ousmane cherche désespérément une chignole électrique dans un immense souk d’outillage. Le mot passe entre les boutiques et bientôt les rabatteurs abordent Ousmane et l’entraînent vers leurs échoppes où les commerçants proposent tous une liste impressionnante d’objets dans laquelle ne figure bien sûr pas la fameuse chignole électrique. Toutes les conversations s’achèvent par une même phrase qu’Ousmane finit par me traduire.
– Ils disent qu’il y en a mais que ça manque. Tu entendras toujours ça en Afrique : il y en a mais ça manque.
J’ai plusieurs fois accompagné Ousmane dans Dakar à la recherche de fer à béton, d’outils, de peinture, de ciment ou d’encens. Il y en avait toujours mais ça manquait parfois. J’ai compris que ces déambulations, comme les pannes des voitures, appartenaient à la vie africaine, à sa poésie, à ses incertitudes, pour les Occidentaux souvent insupportables et pour Ousmane comme l’assurance d’une humanité possible.
– Le matin, je me mets là, sur le balcon entourant la salle de méditation, face à la mer, et je réfléchis. Ou bien en bas, sur le balcon de la bibliothèque, toujours face à la mer et je modèle des accessoires : une main, une arme. L’après-midi, après la sieste, à partir de quatre heures je travaille dans la cour.
– Tu n’as jamais eu d’atelier ?
– Si : ma cour. Où veux-tu que j’aille ? Que je parte chaque matin à mon atelier comme si j’allais à l’usine ? Je n’ai jamais envisagé de sculpter ailleurs que dans ma maison.
– Je veux dire : un atelier couvert, fermé ?
D’un geste du bras il me montre le paysage, le ciel bleu où planent quelques busards, le vent qui agite les feuilles des palmiers, des nims, des tamaris et des filaos, les bougainvilliers et les lauriers en fleurs, les vagues écumantes s’écrasant sur les immenses rochers noirs.
– Je ne vois pas pourquoi j’irais m’enfermer pour sculpter !
La vidange montrant des signes de fatigue (engorgement dû à la poussière ? au sable ?), le bac de la douche (neuve comme la maison) se remplit d’eau et son évacuation prend un certain temps. En bas, un taxi-brousse m’attend pour m’emmener à Saint-Louis. Je pars donc, laissant l’eau s’écouler doucement. A mon retour, trois jours plus tard, Ousmane me fait remarquer sèchement que je n’ai pas nettoyé le bac et qu’il a dû s’en charger. Je tente de me justifier mais il ne m’écoute pas. Je ne l’ai jamais vu dans un tel état de colère auquel je ne trouve qu’une seule origine : les sculptures, pour le moment, ne sortent pas.
Les sculptures possèdent une vie propre : elles sortent ou ne sortent pas, indépendamment de la volonté d’Ousmane, de ses gestes, de ses mains pétrissant la matière. Un bras, un torse, la position d’une jambe peuvent résister des jours entiers avant de se soumettre, vaincus par la patience du sculpteur. La même épreuve revient avec le modelage des visages.
– Je sais à peu près ce que je cherche, m’a-t-il dit un jour, mais je découvre chaque fois l’expression du visage ; si je ne suis pas ému, je détruis la sculpture.
Nous sommes dans l’ancien atelier – c’est-à-dire dans la cour de la petite maison, gorgée de soleil, de cris d’enfants et d’engueulades entre J.R. et Sue Ellen. Nous observons les premiers chevaux de la bataille de Little Big Horn, encore à l’état d’ébauche. L’un d’entre eux me rappelle le cheval de Guernica, peint par Picasso : le cou tendu, la gueule ouverte comme s’il lâchait un ultime cri de colère et de souffrance.
– Un homme, même raté, reste un homme, me dit-il. Mais un cheval ne peut être ni raté, ni réaliste : il devient insipide. Picasso l’a bien compris. Regarde les tableaux de David, par exemple, ses chevaux, contrairement à ceux de Delacroix, n’offrent aucun intérêt : ils sont trop fidèles à la réalité.
La conversation reprend quelques heures plus tard, sur le toit de la maison, au soleil couchant, face à la mer grise et luisante comme une immense plaque métallique.
– Tu te souviens du Nouba assis ? Si tu le relèves, c’est un monstre : jambes arquées, trop longues et placées sur le côté comme une jupe. Il faut de l’exagération pour obtenir l’expression. Rodin ne cesse de le faire. Son Penseur possède un avant-bras beaucoup trop court par rapport au bras ; c’est une aberration anatomique, comme son Balzac et toutes ses sculptures ! Camille Claudel n’a jamais compris ça : elle sculpte avec une perfection inimaginable et obtient beaucoup moins d’expression ; c’est lisse. C’est pourquoi mon cheval blessé a des jambes tordues, rentrées, et un dos rond impossible chez un véritable cheval : pour exprimer sa mort prochaine.
La nuit tombe. Le soleil disparaît derrière l’hôtel jadis conçu par un élève de Le Corbusier, une courbe concave face à l’océan. Seules les ampoules nues des échoppes des Mauritaniens éclairent les chemins de sable. Les musiques diffusées par leurs postes de radio nous parviennent assourdies ; elles se mêlent au ressac de l’océan, aux jappements des chiens, au grondement d’un avion décollant de l’aéroport voisin dont nous suivons un instant le vol dans le ciel outremer.
– En même temps, je ne me dis pas : je vais déformer, comme si j’appliquais un concept. La déformation, l’exagération viennent naturellement ; elles obéissent à un désir que j’ai.
Reprenant l’exemple des lutteurs noubas, je lui parle de leur déséquilibre contrarié, de leurs jambes emmêlées, du sentiment à la fois de force et de fragilité qu’ils inspirent.
– C’est par l’équilibre – ou l’apparent déséquilibre – que l’on peut donner le mouvement d’une sculpture. Et c’est par la déformation que l’on peut donner l’expression. Le spectateur doit pouvoir sentir la tristesse ou la joie, la défaite ou la victoire, ou même la fatigue, dans la forme même de la sculpture.
Je me demande depuis longtemps pourquoi Ousmane sculpte des dents sur des visages dont la bouche achevée sera fermée. La question, lorsque je la lui pose, semble l’agacer. Ferme la bouche me dit-il (j’obéis). Mets ta langue sur le devant du palais (j’obéis). Que sens-tu ? Des dents.
Les trois heures de retard de mon avion contrarient Ousmane : nous risquons de rater le bateau pour l’île de Gorée, située au large de Dakar, où nous devons dîner. Par bonheur la voiture marche – mais dans mon souvenir, il s’agit d’un véhicule de location. Nous roulons dans la nuit chaude jusqu’au port pour apercevoir, à notre arrivée, les lumières de la chaloupe dodeliner dans la rade ; la prochaine part dans deux heures. Détestant les contretemps, Ousmane m’entraîne dans un recoin du port et entame un long palabre avec un gardien. Au sérieux de la conversation je comprends qu’il négocie (Ousmane discute toujours les prix – d’un taxi, d’une denrée, etc. – en prenant un air exaspéré, puis en mimant la colère, sans jamais sourire, même lorsqu’il remporte la partie). L’affaire conclue, il m’informe que nous allons rallier Gorée en pirogue et nous suivons le gardien dans l’obscurité jusqu’à un ponton où sont amarrées les grandes barques de pêche.
Je suis assis près du jerrican de gasoil – un vulgaire bidon en plastique jaune, relié au moteur par une Durit munie d’une petite poire en caoutchouc qu’actionne un gamin. L’odeur âcre de l’essence m’écœure. Ousmane, installé à l’avant de la pirogue, surveille la manœuvre, lâchant parfois d’une voix sévère quelques phrases laconiques que je ne comprends pas. Le pêcheur tire d’un coup sec sur la ficelle : le vieux moteur hors-bord tousse, tremble sur son socle et se tait ; après deux essais infructueux, il pétarade enfin, projetant sur l’eau noire auréolée de nappes irisées un nuage de fumée nauséabond. Le gamin largue les amarres et saute sur le quai ; Ousmane, muni d’une perche, repousse les autres pirogues, nous frayant un passage jusqu’à la rade ; et, bientôt, l’embarcation balayée par une brise tiède s’enfonce dans la nuit, entre une mer d’ébène et un ciel étoilé, vers les fanaux de Gorée dont les lumières colorées clignotent dans le lointain.
– C’est beau, hein ? me dit Ousmane en souriant.
Le douanier de l’aéroport de Dakar ouvre mon sac et regarde le gros paquet qu’il contient. Il pose son doigt inquisiteur sur le colis et s’inquiète de sa nature. Je lui explique qu’il s’agit d’un cadeau pour mon ami, le sculpteur Ousmane Sow. Alors son regard s’éclaire, un large sourire apparaît sur son visage et, écartant théâtralement le bras, il clame : Monsieur, c’est un plaisir de vous accueillir, passez !
Le rituel se déroule ainsi : lorsque j’arrive à Dakar, Ousmane m’attend dans le hall de l’aéroport où je lui remets le cadeau que je lui ai apporté (en général un livre d’art, ce qui lui fait dire que je lui constitue sa bibliothèque) ; lorsque je repars, il m’accompagne et, toujours dans le hall de l’aéroport, me glisse dans les bras un paquet en me conseillant de ne l’ouvrir qu’une fois à Paris. Après deux ou trois voyages – et deux ou trois cadeaux exotiques –, il me jugea sans doute suffisamment imprégné de l’Afrique pour m’offrir un magnifique boubou brodé que je conserve depuis comme une relique.
Pour la première fois, à cause des nouvelles lois sur l’immigration – les lois Pasqua – Ousmane éprouve des difficultés pour obtenir un visa d’entrée en France, à présent indispensable. Autrefois marié à une Française, père de deux enfants français, il pourrait facilement acquérir la double nationalité mais il refuse obstinément d’en faire la demande. Il n’y a pas de honte à être Sénégalais, affirme-t-il – et sa fierté me rappelle celle du policier de l’aéroport contrôlant mon passeport et me demandant : vous trouvez normal d’entrer dans mon pays sans visa alors que votre gouvernement en exige un pour mes compatriotes ? Ousmane étudia la kinésithérapie à Paris, au début des années 50, sans jamais souffrir du racisme, alors peu répandu. Lorsque je ne savais pas où dormir, dit-il, j’allais même au commissariat où les policiers me prêtaient une cellule et m’offraient à manger. L’idée d’une France accueillante, ouverte et républicaine le pousse donc aussi à conserver la nationalité sénégalaise – et c’est pourquoi je l’accompagne, ce jour, au consulat de France où il espère que sa demande de visa sera enfin acceptée. Je suis assis dans un couloir climatisé, observant le manège des fonctionnaires, lorsque je le vois sortir du bureau hilare.
– Ils voulaient encore me faire patienter, mais je les ai prévenus qu’un journaliste français m’attendait derrière la porte et voilà le résultat.
Il me montre le tampon et ajoute :
– C’est vraiment bien que tu sois venu.
Longtemps Ousmane sculpta en douce, le soir et le week-end. Sa femme le considérait alors comme une espèce de farfelu. Il était kinésithérapeute, il habitait la banlieue parisienne, il avait une vie tout à fait ordinaire – excepté la sculpture, bien sûr. Puis il ressentit le besoin de revenir au Sénégal, le mal du pays en quelque sorte, mais sa femme ne supporta pas la vie africaine et ils se quittèrent. A Dakar, il ouvrit un cabinet. Quelques années auparavant, il avait dirigé le service de kiné de l’hôpital Le Dantec, le plus important du pays. Ousmane parle peu de ces années, mais la rumeur prétend qu’il fut un praticien dévoué, profondément humain, en un mot : admirable ; et, bien qu’il ait un jour abandonné cette activité pour se consacrer entièrement à la sculpture, ceux qui le côtoyèrent alors l’appellent toujours, avec respect et émotion, le Patron.
L’odeur de viande grillée enivre les moustiques que la brise océane bientôt chassera. Ousmane cuisine sur un grill électrique des beefsteaks hachés. Il fait nuit. Nous mangeons sur le toit de la maison (le dos du sphinx), profitant de la relative fraîcheur de l’air. J’évoque les derniers débats artistiques occidentaux qui, vus d’un continent où le souci premier de la plupart de ses habitants est de manger à leur faim, me paraissent soudain dérisoires. Ousmane me sert la viande sur une tranche de pain ; dans la lueur du petit plot lumineux installé au pied du toit-terrasse (la patte arrière droite du sphinx), son visage reflète l’étonnement.
– Parler de la mort de l’art, ça me semble curieux ; et un peu pervers : comme s’ils souhaitaient que ça arrive. Ils parlent aussi de la mort de la philosophie, alors qu’il y a tant de choses encore à penser. Moi, quand on me fait des remarques esthétiques sur mon travail, je les écoute et j’essaie de les analyser ; je les confronte à mes convictions et, si elles ne m’apportent rien, je les rejette. Je ne peux pas douter de l’essentiel, sinon tout est fini. Je trouve que toutes les théories ne correspondent parfois pas aux réactions d’un large public. On peut dire que ce large public est un ensemble de cons, mais on peut aussi réfléchir à la fonction de l’art et se demander si c’est exclusivement réservé à un petit cénacle d’intellectuels… L’esthétique en tant que domaine de la pensée m’apparaît… comment dire ?… comme une discipline délicate, car s’y mêlent l’émotion et l’affectif. Aussi je crois qu’on ne doit pas tirer de conclusions définitives. En fait, je ne comprends pas que l’on parle de la mort de la sculpture puisque je suis sculpteur ; ni de la mort de la figuration puisque je suis un sculpteur figuratif. Cela revient pour moi à nier l’évidence.
La brume s’épaissit et le soleil jusqu’alors voilé disparaît derrière les nuages. Un sentiment d’automne s’installe, renforcé par le vent frais venant de la mer. Du balcon, j’observe les glaneurs de poissons courbés entre les rochers où subsistent, à marée basse, des petites mares dans lesquelles agonise la menuise captive. Dans la cour, Ousmane ouvre un bidon cylindrique en plastique noir et vé rifie la qualité du Produit, sa couleur, sa consistance, sa fluidité. A l’aide d’un bâton, il remue la mixture. Il semble satisfait. Il relève la tête, m’aperçoit et, me désignant le bidon, me dit : tu te souviens de notre dernière conversation sur l’art contemporain ? Comme je lui signifie que oui, je m’en souviens parfaitement, d’autant mieux que je l’ai notée sur mon carnet, il ajoute : eh bien moi, j’ai inventé mon matériau, et je crois que c’est quelque chose de très contemporain. On ne peut plus couler des bronzes ou tailler du marbre comme autrefois, c’est stupide. Mais en revanche, on peut inventer plein de matériaux différents, et ça…
– Lorsque je vivais en France, je voyais souvent un balayeur africain nettoyer la rue en dansant. Il tournait, il virevoltait, son balai à la main et, crois-moi, ses mouvements exprimaient une rare élégance et son geste semblait léger, aérien. Lorsqu’il était absent, son remplaçant, au contraire, peinait et laissait derrière lui des amas de feuilles mortes. Un jour, je me suis approché du balayeur et je lui ai demandé la raison de cette danse. Ici le vent tournoie, m’a-t-il répondu, il faut donc tourner avec lui. Tu vois, l’art est partout, dans les paroles et dans les gestes, mais encore faut-il sentir le vent pour danser avec lui.
Un incroyable amoncellement de corps en devenir envahit la cour, certains encore réduits à leur structure en ferraille, d’autres mis en volume et par endroits presque achevés – ici l’expression d’un visage, là le mouvement d’un bras ou la gueule d’un cheval. Comme je m’étonne de la coexistence de ces états différents, parfois sur une même sculpture, Ousmane m’explique que l’achèvement d’un détail ou d’un visage le rassure et lui permet de continuer.
Voilà donc, éparpillée dans le sable ocre rouge, la bataille de Little Big Horn, projet que le sculpteur porte en lui depuis de longues années – la bataille symbolique de l’humiliation et de la révolte, dit-il. Les chevaux, les corps entrelacés, m’évoquent une autre bataille, Guernica, et un autre artiste, Picasso ; mais à cette différence près que Little Big Horn représente l’une des rares victoires historiques des opprimés – une véritable victoire, dit Ousmane, puisqu’il y eut à peu près autant d’hommes de part et d’autre, mais que les Indiens d’Amérique ne célèbrent pas, préférant pleurer sur la défaite de Wouden Knee comme nous nous lamentons sur la monstruosité de l’esclavage et la violence de la colonisation, plutôt que de nous réjouir de la victoire historique de Lat Dior sur les troupes françaises.
Un jour, Ousmane trouva un livre de photographies représentant des scènes de luttes chez les Noubas, une ethnie du Soudan. Ces images lui inspirèrent une série de sculptures magnifiques, où l’on voit les guerriers enlacés, engagés dans des affrontements symboliques, luttant pour leur liberté et leur dignité. Mais Ousmane ignorait le passé sulfureux de l’auteur du livre, Leni Riefensthal, ancienne cinéaste du IIIe Reich et amie de Hitler. Profitant de ce rapprochement, et oubliant de regarder les œuvres, leurs déformations, le jeu subtil et extrêmement contemporain de leurs constructions géométriques, certains esthètes européens s’engagèrent alors dans un lourd contresens et qualifièrent les sculptures, à leurs yeux coupables d’être figuratives, de totalitaires. A l’époque, ils ignoraient bien sûr la tentative d’extermination de l’ethnie Nouba par les islamistes soudanais – ce qu’Ousmane l’Africain, lui, savait.
Nous déjeunons dans l’ancienne maison d’Ousmane – lui, des œufs durs arrosés d’arôme Maggi (l’indispensable potion magique qui parfume tout ce qu’il mange), et moi, un tiebou-diene (un riz au poisson) préparé en mon honneur. Nous parlons politique (l’un des passe-temps favoris des Sénégalais), de la crise économique et des progrès de la technologie entraînant le chômage. Soudain, Ousmane prend un air vraiment navré et me dit : tu sais, parfois les Occidentaux me font penser à cet avion qu’avaient inventé autrefois les Anglais ; il possédait un moteur qui devait le propulser à une vitesse jamais atteinte, mais lorsqu’ils l’ont mis en marche, le moteur se révéla si puissant que ce n’est pas l’hélice qui a tourné, c’est l’avion.
Assis sur un tabouret dans la cour ensablée au milieu des sculptures inachevées, Ousmane découpe consciencieusement des carrés de toile de jute à l’aide d’une paire de ciseaux et en retire les barbes gênantes. Il me dit qu’il se sent fatigué, qu’il se couche tôt en ce moment, qu’il se réveille vers deux heures du matin, lit jusqu’à quatre heures, et se rendort jusqu’à l’arrivée de la bonne. J’observe, pendant qu’il me parle, ses mains puissantes manipuler la toile, et je réalise qu’Ousmane travaille seul, sans assistance, même lorsqu’il s’agit d’exécuter les tâches les plus humbles, les plus ingrates, comme si aucune main étrangère ne devait se poser sur l’un des éléments qui composera la sculpture.
Ousmane ne transige pas avec la politesse, le respect et la dignité. D’un gabarit impressionnant, il n’hésite pas, si la situation le réclame, à intervenir, à défendre le faible, à faire le coup de poing. Son dernier grand exploit – relaté dans le détail par la presse nationale – alimenta longtemps les conversations : il osa entrer dans le jardin de l’Assemblée nationale avec une grue, afin de récupérer une sculpture (un Massaï retenant un buffle par les cornes) que la respectable institution lui avait achetée et tardait à payer. Il en ressortit sans l’œuvre – mais avec le chèque remis par le président de l’Assemblée en personne –, et jouit depuis, dans la population avide d’épopées, d’une gloire quasi légendaire.
Nous sommes à Gorée, dans une ancienne maison coloniale rénovée bordant la mer. Au loin, dans le ciel blanchâtre, se dessinent les buildings de Dakar, les entrepôts de son port et un bout de la corniche. Ousmane, le regard pétillant, me parle de la boxe, pour laquelle il éprouve une véritable passion. Il se relève la nuit pour regarder les matches à la télévision ; il aime les stylistes ; il préfère les poids lourds ; la force colossale et la brutalité de Tyson l’impressionnent, mais il conserve pour Mohammed Ali une admiration intacte – l’admiration que seuls les grands artistes peuvent susciter.
– Je ne leur mets pas de plumes ou de coiffes, c’est ridicule…
Ousmane tourne nerveusement autour de ses Indiens inachevés, en redresse certains, enjambe les corps en devenir, caresse leur matière, retire au passage quelques brindilles gênantes.
– … juste des peintures de guerre sur le visage et, crois-moi, elles seront exactes, et les historiens ne viendront pas m’emmerder…
(Je ne saurais jamais ce qu’Ousmane redoutait puisque les visages achevés des Indiens ne portent finalement aucune peinture de guerre. Je retiens son souci de l’exactitude historique. On connaît les visages des chefs, m’avait-il dit, puisqu’ils furent tous photographiés, à l’exception de Sitting Bull, que l’on assassina avant. Celui-là, je vais donc lui inventer un visage. Et le visage de Sitting Bull, comme celui de Crazy Horse, comme tous les autres visages, exprimera une dignité, une force et une intériorité magnifiques.)
– … Je les sculpte nus – sauf un qui portera un pantalon – avec un carré de tissu comme cache-sexe. Je pensais en sculpter vingt-deux, mais je me suis aperçu qu’une femme indienne participa à la bataille de Little Big Horn pour venger la mort de son mari. Il y aura donc vingt-trois personnages et huit chevaux.
Le visage d’Ousmane s’adoucit. Il me désigne les corps gisant dans le sable, recouverts de lambeaux de toile de jute, ressemblant à des écorchés, leurs têtes encore décharnées, squelettiques, aux yeux globuleux ou aux orbites vides, aux bouches sans lèvres montrant des dents carnassières, aux faciès inquiétants de mutants ou bien d’extraterrestres.
– Je suis assez content car les postures jusqu’à présent sortent bien. L’ensemble est cohérent. C’est la première phase du travail : faire apparaître les personnages et les relations entre eux. Ensuite, je passerai au modelage.
Ousmane contemple son œuvre et sourit.
– En même temps, c’est bien comme ça, non ? On aurait envie de les laisser ainsi, inachevées… mais ce n’est pas possible.
Lorsque Ousmane ne travaille pas, nous nous promenons souvent au milieu de cette bataille pour l’instant chaotique. Il m’explique la manière dont les sculptures seront composées : tel homme là-bas (le corps à peine modelé, sans mains, le fer à béton par endroits toujours apparent) chevauchera telle monture (pour l’heure un simple amas de paille plastique), ou celui-ci (une vague silhouette) sera couché devant celui-là (au visage déjà défini) qui le dépouillera. Il me désigne un squelette.
– Ici, tu vois Custer blessé ; tu comprends, il va mourir. L’Indien, là (il m’indique un autre squelette dans un coin de la cour), plus rapide que lui, le tue avec son propre revolver. C’est une réalité historique : on a le témoignage de cet Indien.
La position du meurtrier de Custer – la jambe droite repliée sous lui, la jambe gauche tendue en avant, la main droite appuyée sur le sol – obéit à un équilibre savant. Une fois installé par Ousmane face à Custer, l’impression se renforce : l’Américain se présente comme un trapèze allongé (dessiné par la jambe, le tronc, le bras, et le sol) et de la géométrie des deux formes (encore réduites à deux structures en fer à béton gainées de paille plastique) naît un extraordinaire mouvement.
Plus loin, il me montre un cheval, les pattes arrière très écartées, le ventre bas, la gueule tendue, et me précise qu’il sera monté par un chef indien et qu’il sautera par-dessus un groupe d’hommes et de chevaux morts. Les carcasses de ces chevaux, immenses, monstrueuses, sont éparpillées dans la cour. Elles ne représentent, en réalité, que les morceaux de la sculpture qu’Ousmane réunira une fois qu’ils seront achevés. En les observant, une question me vient : leurs formes étant décidées dès l’élaboration des structures en fer à béton, comment Ousmane peut-il, sans l’aide d’un dessin, concevoir la composition finale et faire en sorte que l’agencement de tous ces volumes fonctionne au millimètre près ?
Je découvre un jour à Paris la photographie d’un cahier de brouillon appartenant, me dit-on, à Ousmane Sow, montrant quatre dessins de chevaux, des croquis hâtifs qui témoignent d’une extraordinaire virtuosité et rappellent ceux de Delacroix. Au téléphone, Ousmane me confirme qu’il en est bien l’auteur et, devant mon étonnement (je pensais que pour lui le dessin se résumait à ses structures en fer à béton), il me dit que le dessin ne l’intéresse pas, qu’il n’avait jamais plus dessiné depuis l’enfance mais que, afin de répondre à la demande d’un musée Japonais, il avait fait spontanément quelques croquis. Et comme je m’émerveille de la qualité de son dessin, il me répond simplement que c’est comme le vélo : ça ne s’oublie pas.
Nous sommes une fois de plus assis sur le toit, la nuit, dans la fraîcheur du vent. Nous regardons la faible clarté de l’océan ; nous écoutons le ressac. Je distingue à peine la mousse blanchâtre de l’écume sur les rochers noirs comme de l’asphalte. En bas, dans la cour, les sculptures ne sont plus que des ombres, ou de vagues silhouettes dessinées par la lueur d’une lanterne. Ousmane médite, peut-être ? Il se tait. Son regard semble se perdre. Pourquoi est-ce à cet instant que je comprends que les images, par je ne sais quel don miraculeux, s’impriment dans son esprit en trois dimensions, qu’il conçoit spatialement son œuvre, et que le dessin, par conséquent, ne lui est d’aucune utilité ?
Nous déjeunons souvent dans la cour d’un restaurant de la pointe des Almadies, protégés du soleil par l’ombre fraîche d’un caoutchouc géant. Ousmane s’assied toujours à la même table, la plus proche de l’entrée, et toujours à la même place, face à la mer. Lorsqu’une voiture se gare devant le restaurant et lui bouche la vue, il se lève et demande au propriétaire de déplacer son véhicule. Depuis quelques temps, me dit-il, la mentalité de certains Blancs venant au Sénégal lui rappelle l’époque coloniale : ils sont arrogants et méprisants. La dernière fois, il a même failli corriger un Italien qui refusait « d’obéir à un Nègre » et de bouger sa voiture, mais qui, face à la carrure du sculpteur, s’est finalement exécuté à contrecœur. Ousmane éclate de rire. Je commande, comme d’habitude, un poisson cuit dans une coque de gros sel ; il commande, comme d’habitude, de la viande et des frites arrosées d’arôme Maggi.
Lorsque Ousmane raconte sa vie, il s’arrange toujours pour que les anecdotes aient une portée symbolique (l’histoire du balayeur, par exemple), ou qu’elles se terminent par des éclats de rire (les siens, mêlés aux larmes, se chargeant d’entraîner les autres). L’une des plus drôles concerne un champs qu’il acheta un jour du côté de Rufisque, parce qu’à cette époque, dit-il, la mode voulait que les Dakarois placent un peu d’argent dans le maraîchage. Il engagea un gardien et fit planter des oignons ; mais la récolte d’oignons, bizarrement, se révéla indigente. Il remplaça l’oignon par le manioc. Le gardien s’occupant consciencieusement du champs, le manioc prospéra. Lorsque vint l’époque de la récolte, ils décidèrent, Ousmane et lui, de la date – un vendredi, je crois. Ce jour-là, le sculpteur se leva tôt et se rendit près de Rufisque pour découvrir son champs labouré : tout le manioc venait d’être volé. Furieux, il se précipita dans la cabane du gardien qui dormait encore, le réveilla, et exigea des explications que le bonhomme ne put lui donner, prétextant n’avoir rien entendu, malgré les profondes empreintes des roues d’un tracteur dans la terre. Le gardien mentait, bien sur, mais il n’avoua jamais. Plus tard, Ousmane apprit qu’il habitait un village voisin, et qu’une sorte de coutume locale voulait que les villageois, avec la complicité des gardiens, s’approprient pendant la nuit les récoltes des Dakarois. Dépité, il revendit immédiatement son champs, abandonna ses ambitions agricoles, tenta d’oublier ses économies perdues, et se promit, comme le corbeau de la fable, qu’on ne l’y prendrait plus.
Cette histoire, Ousmane me la raconta le jour où je lui appris que des amis me proposaient une association dans le montage d’une petite société sénégalaise. Il me fit jurer de ne pas donner suite au projet. Son regard exprimait une inquiétude sincère, vite balayée par les larmes de joie qui accompagnèrent la fin de l’anecdote.
Puisque je pars le lendemain pour Paris, nous avons convenu, Ousmane et moi, de passer la dernière soirée ensemble. Je viens de séjourner à Rufisque, et lorsque j’arrive dans sa nouvelle maison à la nuit tombée, son gardien, Jacques, m’informe qu’il vient de partir se coucher dans l’autre maison où il habite encore. Quelque peu désappointé (pour ne pas dire mécontent), je retourne de nuit à Rufisque, conduit par Pape Diop (il pousse le moteur de la petite Fiat à fond, slalome entre les cars rapides, frôle les charrettes, évite de justesse les enfants qui cavalent dans l’obscurité, se déporte dans le sable lorsque surgit au milieu de la route un camion fou), Pape Diop, donc, que ses amis surnomment affectueusement Vatanen. Je reviens le lendemain par le train bondé, assis entre des femmes voilées (je me suis demandé la raison de ce voile jusqu’à ce que la poussière, malgré les vitres fermées, envahisse le compartiment et tente de m’étouffer). Je retrouve Ousmane décontracté et souriant. La veille, me dit-il, il a travaillé toute la journée sur un personnage (celui qui est couché, mort, scalpé) sans parvenir à faire sortir la sculpture.
– Il n’y avait rien à faire, ça ne venait pas, surtout la tête. Quand le personnage était sur le dos, ça passait, mais lorsque je le posais comme il doit l’être, sur le ventre, ça n’avait plus aucun sens.
– Et aujourd’hui ?
– Aujourd’hui, oui, c’est sorti. Je l’ai terminé.
Quelques heures plus tard, il m’accompagnera à l’aéroport et m’offrira dans le hall mon cadeau de départ.
Il y a longtemps, Ousmane organisa une exposition de ses sculptures dans une station-essence de Dakar (comme il organisera une exposition des Indiens sur la corniche, face à l’océan, avant la grande rétrospective parisienne ; comme Youssou N’Dour, lorsqu’il est à Dakar, joue chaque soir avec son orchestre dans sa propre boîte de nuit ; comme on pouvait rencontrer dans un bar, avant sa mort, l’immense réalisateur Djibril Diop Mambéty (Hyènes, entre autres ), et parler avec lui de cinéma ; comme… ici, le mot populaire vient immédiatement à l’esprit, mais dans son sens le plus noble : aucune démagogie, aucun opportunisme n’habitent ces artistes qui ne cessent de démontrer, par leur modestie, leur engagement et leur générosité l’immense respect qu’ils portent au public). Dans la station-essence, donc, une vieille femme entra, observa longuement les sculptures et pleura. Elle avoua au sculpteur ne savoir ni lire ni écrire et ne rien connaître à l’art, mais ça, dit-elle en montrant les œuvres, c’est vraiment magnifique. Puis dans ses sanglots elle ajouta : autrefois les hommes étaient ainsi, ils étaient des hommes.
Ousmane me raconte cette anecdote d’une voix émue, les yeux légèrement embués. Assis dans un fauteuil de rotin très près du sol, le dos voûté, les coudes reposant sur ses genoux, il se malaxe les mains, les frotte, les triture, exprimant non pas une nervosité, mais plutôt une gène, une pudeur.
– Tu comprends, l’émotion que ressentent les gens qui regardent mes sculptures m’impose beaucoup d’obligations, beaucoup d’exigence. Je sculpte parce que je prends du plaisir à sculpter et parce que j’en donne. Ma sculpture est destinée au public, je n’oublie jamais ça.
Nous dînons à Gorée, dans la cour de l’ancienne maison coloniale, en compagnie de Mustapha Dimé, un sculpteur vivant et travaillant dans une petite tourelle accrochée aux rochers, à la pointe de l’île, dont Ousmane apprécie à la fois les qualités humaines et le travail. Mustapha, plus jeune, multiple les marques de respect et écoute Ousmane qui, ce soir-là, se sentant d’humeur badine (les sculptures doivent en ce moment bien sortir), raconte anecdote sur anecdote et amuse l’assemblée. Pendant les récits, Mustapha joue avec des petites sculptures en fer Dogon, les assemble, et je note à quel point l’équilibre l’obsède. A la fin du repas, ils en viennent à parler du temps – du temps de l’art et de la sculpture. Répondant aux inquiétudes de certains sur le retard apparent de son travail (les Indiens de la bataille de Little Big Horn), Ousmane affirme alors qu’une sculpture – et partant de là toute œuvre – contient son propre temps de réalisation qu’il faut, pour l’artiste, savoir respecter. Dans un sourire, Mustapha silencieusement acquiesce.
Le lendemain, Mustapha me dira toute l’admiration qu’il éprouve pour Ousmane, pour son œuvre, pour sa droiture et son honnêteté dans la vie. Il le considère comme un modèle, comme un maître, même si leurs deux styles de vie sur beaucoup de points s’opposent : si Mustapha médite lui aussi de longues heures face à la mer, il adopte depuis quelques années une vie ascétique et profondément religieuse, influencée sans doute par son appartenance à la congrégation des Mourides, la secte musulmane sénégalaise la plus mystique et la plus radicale. De quinze ans plus jeune qu’Ousmane, Mustapha croit pourtant à la puissance de la magie et pense, par exemple, que les douleurs qu’il ressent dans son ventre viennent d’un sort que lui jeta un camarade jaloux. Il se soigne en buvant des tisanes, en voyant un marabout et en portant des grigris – ce qui a le don d’agacer Ousmane, beaucoup plus pragmatique (son passé de kinésithérapeute ?), qui, craignant un ulcère, ne cesse de lui conseiller d’aller à l’hôpital.
En ce moment, me dit-il, je sors six sculptures par mois. Je le regarde travailler dans la cour : il modèle un personnage à genoux, les jambes écartées, le corps penché en arrière, les bras tombant derrière le dos, le torse puissant, les muscles saillants et noueux, mais que le vent fait osciller.
– Ca sert à quoi la sculpture ?, lui ai-je demandé.
Son visage, soudain, est devenu grave.
– A transmettre un peu d’humanité et un peu d’espérance. Lorsque je sculpte les guerriers noubas, cette ethnie du Soudan que les islamistes massacrent, je sculpte la douleur de l’homme, de tous les hommes – ma propre douleur. Il me faut donc croire en l’homme, tout en sachant qu’il peut parfois faire le pire, qu’il y a en lui du bon et du méchant, tout ce que je sens en moi-même. Je sais bien qu’on ne peut réveiller une conscience endormie, pourtant ça n’empêche pas d’essayer de montrer la souffrance et la grandeur des êtres ? Et puis, si j’y arrive avec une seule personne, j’aurai gagné, non ?
Le dimanche matin, Dakar semble endormie, plongée dans un silence inhabituel (il faudrait aussi décrire le tintamarre de la ville en semaine, les cris, les klaxons, les musiques, les rires et les pétarades des moteurs mêlés). Les pistes de sable ocré de Yoff, où pointent çà et là les sommets noirâtres des rochers que les voitures prennent soin de contourner, les pistes donc sont désertes, parfois traversées par quelque chien famélique en quête d’une décharge, surveillé de haut par un vol de charognards. Dans la cour silencieuse, je regarde du balcon les objets du sculpteur : une paire de gants de peau grise posée sur un seau en plastique bleu ciel, des spatules encombrées de Produit, un chalumeau sur un méchant tabouret de bois, un grand couteau au manche maculé, un masque à gaz jaune sur un petit banc, des pots, de toutes formes, de toutes tailles, de toutes couleurs, récupérés et recyclés.
Il fait chaud, très chaud, une chaleur lourde annonçant le prochain hivernage (la saison des pluies, en été). Nous marchons dans les rues du plateau, à Dakar. Ousmane me propose d’aller manger une glace – sa gourmandise préférée avec l’arôme Maggi. Il me conduit dans la meilleure pâtisserie de la ville et commande une glace à la vanille qu’il recouvre d’une montagne de sucre en poudre.
Je suis assis sur un banc et je fixe l’océan. Le soleil dessine sur l’eau un triangle argenté imparfait, comme un sapin dont la pointe serait tournée vers mon regard. Au loin l’horizon par la brume légère qui l’entoure est une ligne floue. Quelques mouettes volent dans le ciel ; les rapaces les accompagnent. Un chalutier passe ; le bruit de son moteur s’harmonise avec le ressac. Le soleil lentement file vers l’ouest ; la surface du sapin diminue ; son faîte s’allonge ; ses épines scintillent. Portée par la brise tiède jusqu’au rivage, la voix puissante d’un muezzin, diffusée par un haut-parleur, psalmodie un verset du Coran. Et j’entends, venue comme un écho du fond de ma mémoire, la voix d’Ousmane me dire : Dakar est le seul lieu du monde où j’ai envie de vivre.
Lorsque j’observais les Peuls inachevés dans la cour de la petite maison, l’ancienne, celle qu’envahissaient les nuées de mouches, les cris des enfants et les programmes hurlants des télévisions voisines, Ousmane me parlait déjà des Indiens, de la bataille de Little Big Horn, d’un travail sur le devoir de mémoire et de la difficulté qu’il éprouvait à réunir de la documentation historique. A présent, je contemple des Indiens ébauchés, l’invraisemblable capharnaüm de la cour où se mêlent toutes les étapes de la sculpture, du fer à béton jusqu’au visage modelé, et Ousmane rêve de son nouveau projet.
– Après les Indiens, je vais sculpter les Egyptiens. J’ai déjà un groupe de personnages : une séance d’embaumement. ça m’arrive chaque fois de la même façon : un personnage s’impose et, lorsque je le tiens, la scène entière vient. Ainsi sur les Indiens j’avais l’idée d’un guerrier dépouillant un soldat mort ; puis tout le reste est venu de ce personnage.
J’aime beaucoup l’Egypte. Je lui parle d’un voyage ancien au Caire, de l’hospitalité de ses habitants, de leur douceur, et de la beauté du désert, au-delà de Saqqarah, traversé par l’ombre d’un petit nuage filant dans le ciel limpide. Ousmane sourit.
– ça tombe bien, je voulais te proposer d’y aller ensemble…
Soit : nous irons donc ensemble en Egypte musarder entre les py ramides et taquiner les flancs du sphinx, animal mythologique occupant une place à part dans le bestiaire imaginaire d’Ousmane, animal mythologique qu’il voudrait sculpter, me dit-il, un immense sphinx dans lequel les visiteurs pourraient entrer et qui serait un hommage à Cheik-Anta-Diop – oubliant un instant que sa maison le représente géométrisé, qu’elle n’est pas vraiment une maison et qu’elle est déjà, dans son inachèvement, une sculpture.
Nous ne parlons pas. Ousmane secoue la tête, écarte les bras, ouvre la bouche et renonce. Nous ne parlons pas. Nous sommes assis dans l’ombre des tamaris, devant la maison. Je reviens de Saint-Louis. Ce devait être une fête, le tour du Sénégal dans le taxi-brousse de Moussa, le Sine Saloum, Kaolack, Tambacounda, le Niokolokoba (le lit asséché du fleuve Gambie recouvert de pierres rouges, bordé de falaises ocres peuplées de babouins braillards, survolé par les grands aigles dessinant dans le ciel d’élégantes arabesque, où subsistent des mares profondes dans lesquelles se baignent les hippopotames, tandis que sur leurs rives sablonneuses, près des traces fraîches des lions, la gueule jaune ouverte dorment les crocodiles), Kédougou (les montagnes boisées au sommet desquels vivent encore des tribus animistes, les Bédiks), Bakel (ancienne étape coloniale écrasée de chaleur à la frontière du Mali et de la Mauritanie), Podor et enfin Saint-Louis où je devais retrouver Mustapha Dimé… Ce devait être une fête qui s’acheva à l’hôpital, dans la chambre d’un mourant, squelettique, prostré comme un fœtus, la peau jaunie, décolorée : les maux de ventre ne venaient pas d’un ulcère mais d’un cancer – mot imprononçable ici. Au téléphone, Ousmane, qui était venu à Saint-Louis trois jours plus tôt, me confirma le diagnostic : des cancéreux, il en avait massé beaucoup à l’hôpital Le Dantec, pour soulager leur douleur, pour leur apporter un peu de chaleur humaine. Chaque jour, je me rendis dans la chambre de Mustapha, jusqu’au dernier soir : il ne parlait presque plus, à peine un murmure, mais conservait, plantée dans ses cheveux, l’épine de porc-épic que je lui avait donnée et que les Bé diks considèrent comme un porte-bonheur – ultime et vain grigri… Ce devait être une fête. Ousmane revient sur la radiographie que Mustapha, deux ans auparavant, aurait dû… et peut-être n’était-il alors pas trop tard, et… A quoi bon pester maintenant contre les superstitions ? Tu ne peux pas comprendre, me disait Mustapha, tu es un Occidental. Ce devait être une fête. Il n’en reste qu’une immense tristesse que nous partageons, Ousmane et moi, dans l’ombre des tamaris, et le sentiment d’une profonde injustice.
Les guerriers de la série des Massaïs portent autour du cou et des poignets des grigris en cuir et en fer qui un jour disparurent dans un entrepôt de Dakar, juste avant l’expédition des sculptures en France. Lorsqu’il s’en aperçut, Ousmane réunit immédiatement les gardiens et (c’est lui qui me le raconte en riant), prenant un visage catastrophé, leur dit : je suis très inquiet de ce vol car les grigris ont un pouvoir maléfique sur ceux qui les dérobent. Le lendemain matin, tous les colifichets avaient miraculeusement retrouvé leur place.
Le jour de l’exposition des Indiens sur la corniche approche. Dans la cour-atelier, beaucoup de sculptures ne sont pas encore terminées (visages non modelés, mains absentes, toile de jute encore trop apparente sur les corps, etc.). Vêtu de blanc, Ousmane travaille, assisté de Jacques et d’un autre homme qui confectionnent les crinières des chevaux et les cheveux des combattants. Malgré l’apparent retard, il paraît serein, fatigué mais serein. Armé d’une meuleuse électrique, il passe d’une sculpture à l’autre, creuse une profonde entaille dans un poignet afin de rectifier une position, gomme une aspérité sur une épaule, modifie un visage, redresse la patte d’un cheval. Il m’entraîne devant le porche de sa maison et me montre sa CX break noire lui servant d’habitude à transporter les matériaux, dans laquelle on a installé un matelas en mousse recouvert d’un pagne.
– Tu vois, je travaille la nuit. Quand je suis trop fatigué, je me couche ici et je demande à Jacques de me réveiller une heure plus tard. Et crois-moi, cette bagnole est vraiment extraordinaire : juste assez longue pour que je puisse m’allonger, juste assez large pour que je puisse me retourner, et juste assez étroite pour garder ma chaleur.
La veille de l’exposition, avant que les œuvres ne soient enlevées et installées sur la corniche, je contemple une dernière fois les Indiens dans la cour et je me mets à douter. Ils m’apparaissent trop polis, trop propres, trop colorés par des pigments terreux. Le lendemain après-midi, lors de l’inauguration, je ne les reconnais plus : durant la nuit, et au moment même de leur installation au petit matin, Ousmane les a salis, violentés, remaniés, les dotant d’une puissance d’expression extraordinaire. Ce soir-là, je lui raconte comment j’ai douté de lui, et comment mes doutes ont été balayés lorsque j’ai vu les sculptures dans leur intégralité, les scènes enfin reconstituées et les corps une ultime fois remaniés. Il lâche un profond soupir et me dit : si tu savais à quel point je doutais moi aussi !
Une petite fête clôture l’inauguration. Ousmane répond aux sollicitations et reçoit avec un plaisir évident les marques d’admiration. Les officiels (ministres, ambassadeurs, sponsors de l’exposition…) l’entourent, le félicitent. Lui, il rit ; le visage marqué par l’inquiétude et les nuits sans sommeil, il se détend enfin. L’obscurité enveloppe Dakar et l’océan, tout proche, n’est plus qu’une rumeur. Quelque chose de langoureux flotte dans l’air frais, une sorte d’abandon, cette vacance doucereuse accompagnant l’achèvement. Les conversations glissent, feutrées, habitées par la lassitude et les convenances, lorsque Bigué, l’une des amies d’Ousmane, qui tient une petite boutique de souvenirs sur l’île de Gorée, magnifiquement vêtue d’un grand boubou orange vif, se plante devant lui et, à la manière des griottes, d’une belle voix de tête lui chante ses louanges. Les invités surpris par ce spectacle improvisé sourient, mais dans le regard d’Ousmane apparaît une lueur d’émotion – le scintillement des larmes.
Deux statues appartenant à la série des Peuls viennent de revenir. Achetées par la présidence (enfin je crois), exposées dans les jardins, régulièrement arrosées, elles souffrent de quelques blessures bénignes (leurs pieds, surtout) qu’Ousmane guérira avant de les expédier en France pour la rétrospective parisienne. Leurs vêtements sont en lambeaux et la patine de leurs corps, sous l’effet de l’eau et de l’air marin, offre des nuances nouvelles et magnifiques. Ousmane est ébloui par le vieillissement de ces anciennes sculptures (trois fois il me demandera si je les ai regardées, trois fois il me confiera son impression de les découvrir) et rêve tout haut de voir ainsi vieillir les Indiens, depuis deux jours installés sur la corniche, offerts à la foule des Dakarois venant les admirer.
Moussa Ka, mon ami, borom-chauffeur, grand taxi-brousse, Peul parmi les Peuls et farceur de haut vol, ne connaît rien à l’art et, pour le dire clairement, s’en fiche complètement – ce qui ne l’empêche pas de lâcher quelques phrases d’une lucidité remarquable et de baptiser spontanément le musée de Dakar : la mosquée des Toubabs (les Blancs, en wolof). Mais lorsqu’il entre pour la première fois dans la cour du sphinx et découvre les sculptures, il émet un sifflement d’admiration, me prend par le bras, m’entraîne dans un coin et me dit en me désignant Ousmane : c’est le grand qui a fait ça ? Il est fort, tu sais ?
– Que tu sois venu de si loin pour me voir, je n’arrive pas à y croire : c’est un très grand honneur.
Ousmane sourit, cherche pudiquement à masquer sa fierté mais n’y parvient pas (je reverrai ce même sourire à la fois gêné et ravi lorsque les passagers d’un car rapide le reconnaîtront). Nous nous sommes rencontrés une première fois à Paris quelques mois plus tôt. Je viens d’arriver à Dakar, au début de l’été, peu avant l’hivernage ; l’air chaud se charge d’humidité et la brume tamise la lumière et opacifie l’horizon. J’apporte avec moi une bouteille de Bordeaux et le livre d’Yves Bonnefoy sur Giacometti, le sculpteur préféré d’Ousmane. Je découvre la cour de la petite maison envahie de sculptures ébauchées, de fers à béton tordus dont les courbes évoquent déjà des silhouettes humaines, de petits paquets de pailles noués (avant de découvrir les vertus du chalumeau oxhydrique, Ousmane cousait ces petits paquets entre eux afin de donner à la sculpture son volume) et de seaux remplis d’une mixture étrange, épaisse, fluide et noirâtre. Le lendemain, Bouna Medoune Seye, un photographe sénégalais, m’accompagne. De nature exubérante, il affiche en pénétrant dans la cour une timidité inhabituelle. Il marche à petits pas derrière moi, le corps voûté et, lorsqu’il se retrouve face à Ousmane, il prend la main du sculpteur, la porte à son front et dit avec déférence : Maître Sow.
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