Psychostimulants Au royaume des diagnostics de TDAH
Le Québec est le royaume incontesté de la prescription de psychostimulants. Au cours des trois dernières années, un petit Québécois sur neuf âgé de 6 à 17 ans a consommé des psychostimulants pour traiter un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Déjà, il y a trois ans, une troublante étude réalisée au Saguenay auprès de milliers d’élèves a montré que ces élèves québécois étaient presque 10 fois plus nombreux à avoir un diagnostic de TDAH que leurs petits camarades belges.
Mis à jour le 14 sept. 2021Katia Gagnon La PresseGénération pilule
Il y a trois ans, la sociologue Marie-Christine Brault a radiographié 35 écoles du Saguenay et de la Flandre, une région néerlandophone de la Belgique. Le but : comparer la proportion d’élèves québécois et belges qui avaient reçu un diagnostic de TDAH.
La sociologue a parlé à 191 enseignantes et scruté les dossiers de 2601 élèves. Résultat : dès la troisième année, un élève québécois de l’échantillon sur cinq (18 %) avait un diagnostic de TDAH. En Flandre, pour les enfants du même âge, la proportion s’élevait à… 2,5 %.
Déjà, ces écarts étaient « spectaculaires », estime la sociologue, cotitulaire de la Chaire de recherche sur les conditions de vie, la santé, l’adaptation et les aspirations des jeunes (VISAJ), dont l’étude sera publiée sous peu dans une revue scientifique.
Mais Mme Brault ne s’est pas arrêtée là dans ses questions. Elle a aussi demandé aux profs chez quels élèves, dans leurs classes, ils soupçonnaient un TDAH sans qu’il ne soit diagnostiqué. Les enseignantes des classes saguenéennes estimaient qu’une autre proportion de 22 % de leurs élèves aurait dû avoir un diagnostic. Et en Belgique ? La proportion d’élèves pour qui les enseignants entretenaient une suspicion de TDAH s’élevait à… 5 %.
Si on se fie aux impressions des profs québécois, on serait donc rendus à presque 40 % d’élèves TDAH dans les classes visitées. Ça n’a aucun sens.
Marie-Christine Brault, sociologue et cotitulaire de la Chaire de recherche sur les conditions de vie, la santé, l’adaptation et les aspirations des jeunes (VISAJ)
Comment expliquer ce gouffre entre les deux pays ?
« Au Québec, tout de suite, on pense déficit individuel dès qu’il y a une difficulté. On pense maladie, médication, explique-t-elle. En Belgique, c’est très différent. Les enseignants sont vraiment obligés de prouver qu’ils ont tout essayé sur le plan pédagogique avant de diriger l’enfant vers le système de santé. On va d’abord penser à des facteurs environnementaux, on va mettre en place des moyens de nature pédagogique. J’ai l’impression qu’au Québec, on baisse les bras facilement. »
Les enseignantes, ajoute Mme Brault, ont souvent une expérience personnelle avec le TDAH… et connaissent les délais expérimentés au Québec pour obtenir un tel diagnostic. Elles préfèrent donc commencer le processus plus tôt que tard.
« Les enseignantes connaissent les manifestations du trouble, dit-elle. Et comme au Saguenay, on est dans de petits milieux, elles ont parfois aussi enseigné aux parents. Elles savent de quels milieux viennent les enfants, et elles se disent que le parent a des comportements liés au diagnostic, donc l’enfant l’a probablement aussi. »
Un petit Québécois sur neuf
L’étude de Marie-Christine Brault a été réalisée au Saguenay–Lac-Saint-Jean, l’une des régions où on prescrit le plus de psychostimulants au Québec. Dans une étude de 2019 de l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS), 14 % des jeunes de 25 ans et moins avaient un diagnostic de TDAH dans cette région. C’est presque deux fois plus que la moyenne de toutes les régions au Québec (7,6 %) et quatre fois et demie plus qu’à Montréal (3,1 %).
Mais à l’échelle du Québec, les chiffres sont également saisissants. Afin de prendre la mesure de la consommation chez les petits Québécois, La Presse a demandé à l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP) de compiler la totalité des ordonnances de psychostimulants – qui se retrouvent principalement dans deux catégories de produits, le méthylphénidate et les amphétamines – consommés depuis trois ans à l’échelle québécoise. Les chiffres de l’AQPP incluent toutes les ordonnances couvertes par la RAMQ et la grande majorité de celles remboursées par les assureurs privés.
Conclusion : en 2020, les pharmaciens du Québec ont traité 1,2 million d’ordonnances de méthylphénidate et d’amphétamines pour des patients de moins de 18 ans. Cela représente 97 000 jeunes usagers, pour la quasi-totalité âgés de 6 à 17 ans. Pour en arriver à ce chiffre, l’analyste de l’AQPP a couplé le nombre d’ordonnances avec le nombre de jours de traitement.
Comme il y a 1 million de jeunes de 6 à 17 ans au Québec, en 2020, on peut donc en conclure que c’est 8 % des enfants de cet âge qui ont été médicamentés contre le TDAH dans la province. Les médicaments contre le TDAH sont rarement prescrits aux enfants de moins de 6 ans, c’est pourquoi nous les excluons du calcul.
Pourtant, le nombre de jeunes usagers a connu une chute importante en 2020 : un an plus tôt, l’AQPP dénombrait pas moins de 137 485 usagers mineurs pour les 1,9 million d’ordonnances de psychostimulants. Ces jeunes médicamentés représentaient donc en 2019 près de 12 % des enfants de 6 à 17 ans au Québec. Globalement, au cours des trois années examinées, 11 % des jeunes Québécois de cet âge étaient médicamentés.
Un sur neuf.
« C’est un taux d’utilisation assez élevé », conclut Pierre-Marc Gervais, directeur principal des services pharmaceutiques de l’AQPP.
Très élevé, ou trop élevé ?
C’est trop, répond sans hésiter le neuropsychologue Benoît Hammarrenger. « Partout dans le monde, on parle d’un taux de prévalence de 5 à 7 % pour le TDAH. C’est un chiffre solide, basé sur des millions de dossiers révisés. » Or, au Québec, le portrait est tout autre, souligne M. Hammarrenger. Il donne l’exemple de la plus récente Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire, menée par l’Institut de la statistique du Québec en 2017, dans laquelle 23 % des 65 000 élèves de l’échantillon disaient avoir reçu un diagnostic de TDAH par un professionnel de la santé.
En se basant sur ces statistiques, on peut même affirmer qu’il y a plus d’adolescents faussement diagnostiqués du TDAH que d’adolescents qui ont reçu ce diagnostic avec justesse.
Le neuropsychologue Benoît Hammarrenger, dans un mémoire soumis à une commission parlementaire qui s’est penchée sur cet épineux dossier en 2020
Les chiffres de prévalence diffèrent beaucoup entre l’Europe (de 5 à 7 %) et l’Amérique du Nord (de 10 à 12 %), tempère le pédopsychiatre Martin Gignac, puisque la façon de diagnostiquer le trouble n’est pas tout à fait la même. « C’est une pathologie très fréquente, souligne-t-il, qui peut avoir des effets importants et à long terme sur un enfant si elle n’est pas traitée. »
Mais le personnel scolaire a parfois tendance à mettre tous les troubles « dans le panier » du TDAH, reconnaît-il.
Il y a de la détresse émotionnelle, de l’anxiété… Ça aussi, ça peut causer des problèmes d’attention. Les professeurs ont besoin d’être guidés. Ce n’est pas leur rôle de diagnostiquer un TDAH.
Le pédopsychiatre Martin Gignac
Dans les cabinets médicaux, les médecins ont parfois beaucoup de pression pour médicamenter les enfants, ajoute-t-il. « La famille arrive en crise, l’enfant ne peut pas retourner à l’école sans une ordonnance. Les médecins sentent de la pression. Il faut être capable de résister. Un diagnostic précipité peut être erroné. »
Le pédiatre Guy Falardeau, auteur de plusieurs ouvrages sur le TDAH et qui a signé avec de nombreux autres médecins une lettre ouverte en forme de cri d’alarme en 2019, a vécu maintes fois cette situation. « Quand j’explique au parent qu’il n’y a pas de TDAH, les parents me disent : “OK, mais qu’est-ce que je fais ?” Je démolis le diagnostic de TDAH, mais je n’ai rien d’autre à leur offrir. »
« L’Advil scolaire »
« Aujourd’hui, je vais vous prescrire l’Advil scolaire de votre enfant. C’est-à-dire : ça va faire du bien. Mais ça ne réglera pas le problème. »
Celui qui parle ici est un médecin. Il tente d’exprimer sa désapprobation envers la pression qu’il ressent des parents venant le consulter, parce qu’ils sont persuadés que leur enfant a un TDAH. Ces propos font partie d’une seconde étude de la sociologue Marie-Christine Brault, publiée en 2021, qui a cette fois examiné les dilemmes auxquels font face les médecins devant un possible TDAH chez un jeune patient.
Mme Brault a interrogé six professionnels de la santé, quatre médecins spécialistes et deux psychologues scolaires, sollicités pour leur expertise auprès des enfants.
Les médecins l’admettent d’emblée : « On surdiagnostique et on surmédicamente. » L’un d’entre eux avoue que la situation chez les garçons le « terrorise ». Ils admettent que leur pratique contribue au problème observé au Québec. « J’en prescris trop », dit franchement l’un d’entre eux.
Les psychologues scolaires ont un discours plus mitigé, mais disent aussi tenter de freiner le tsunami de diagnostics. « Moi, je dis souvent à mes profs de maternelle, avant janvier, tu ne m’en réfères pas. Donne-toi quatre mois. J’éduque mes profs. »
D’entrée de jeu, les médecins parlent ouvertement de la difficulté de poser un bon diagnostic de TDAH. « Les médecins sont particulièrement acerbes envers les tests d’évaluation du TDAH. Au sujet du questionnaire de Conners [un outil diagnostique très utilisé], un médecin du groupe de discussion précise : “Pour moi, un Conners, c’est comme mettre sa main dehors et dire je pense qu’il fait frette. Est-ce qu’il fait 25 degrés dans ta maison, et finalement il fait juste -2 dehors ?” », rapporte Mme Brault dans son étude.
Les médecins peuvent avoir plusieurs attitudes à l’égard des petits patients soupçonnés d’être atteints du TDAH, a établi la chercheuse. Certains « capitulent » devant l’insistance des parents, et font une ordonnance sans vraiment être convaincus que le médicament va vraiment avoir un impact.
J’appelle ça le syndrome de la machine à Coke. Tu mets ta pièce, tu pèses sur le piton, le Coke va tomber, ça prend un résultat immédiat. Tu donnes la pilule, mon enfant va performer, ça va bien aller à l’école, c’est immédiat.
Marie-Christine Brault, sociologue et cotitulaire de la Chaire de recherche sur les conditions de vie, la santé, l’adaptation et les aspirations des jeunes (VISAJ)
D’autres prescrivent de la médication même s’ils ne voient pas de TDAH chez l’enfant parce qu’ils ont l’impression que c’est le seul recours qu’ils ont pour améliorer la vie d’un petit patient. « Il y a certaines urgences où on est obligé de traiter quand même, on travaille avec la médication pour essayer de les apaiser », dit l’un d’eux.
Et il y a aussi ceux qui ne font pas d’ordonnances, même s’ils pensent que l’enfant a besoin de médication, parce qu’ils craignent que la pilule ne sonne le début d’une démobilisation de l’école et des parents autour de l’enfant. « Dès que tu mets une pilule, tout le monde arrête de faire des efforts, le monde s’arrête et regarde. Il n’y a plus rien qui est mis en place », dit un médecin.
L’étude de Marie-Christine Brault fait écho à un malaise palpable dans la profession médicale.
Les sociétés pharmaceutiques nous visitent souvent. Un jour, une entreprise est arrivée avec un beau petit bloc avec une liste de symptômes à cocher. S’il y en avait six, on prescrivait. Ça, c’est inciter les médecins à prescrire sans aucune justification.
Le pédiatre Guy Falardeau, auteur de plusieurs ouvrages sur la question du TDAH
« On a un manque d’accès à des ressources adéquates pour faire le diagnostic et le suivi, convient la psychiatre Annick Vincent, qui a donné nombre de conférences dans les écoles québécoises. La médication est indiquée seulement quand les stratégies non pharmacologiques ne fonctionnent pas. »
Des effets à long terme ?
Les effets à long terme des psychostimulants chez les enfants ont été mesurés dans au moins cinq grandes études longitudinales menées sur des années. Des effets clairs sur la croissance ont été notés : les personnes souffrant de TDAH qui sont médicamentées sont de plus petite taille. Cependant, aucun effet sur le plan neurologique n’a été mesuré, pas plus qu’une augmentation du risque de dépendance. En revanche, les médicaments ont des effets bénéfiques clairs, notamment en matière de prévention de l’anxiété et de la dépression. Chez les personnes souffrant de TDAH mais qui ne sont pas traitées, on note davantage de mortalités précoces que chez celles qui sont médicamentées.
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