Expositions de selfies, performances sur Instagram… L’art digital entre au musée
Expérimentations, performances, conversations en images : les champs ouverts par les téléphones et les réseaux sociaux dans la représentation de soi et du monde autorisent toutes les expériences créatives. Les artistes ne s’en privent pas. Qu’ils utilisent le smartphone comme un appareil photo classique ou comme un nouveau médium, ils revisitent son usage de mille façons - à commencer par les autoportraits instantanés, que les Anglo-Saxons ont vite baptisés selfies.
Relayée par les réseaux sociaux, cette pratique a pris une ampleur considérable, atteignant les cimaises des musées et des festivals. La galerie Saatchi, de Londres, lui a ainsi consacré une récente exposition,From Selfie to Self-Expression,qui balayait l’histoire de l’autoportrait, des grands maîtres d’autrefois jusqu’à un concours du meilleur selfie… En avril, une exposition pop-up,The Museum of Selfies,ouvrira ses portes à Los Angeles. Interactive, ludique, elle propose, en vrac, de revisiter l’histoire du selfie et d’entrer dans le Livre des records, avec la plus longue perche à selfie du monde, dévoilée le jour du vernissage. C’est justement ce selfie stick,qui fait d’habitude tiquer les musées, que le Festival de photographie de Lianzhou, en Chine, a mis au cœur de sa dernière édition, fin 2017.
Parmi les artistes exposés, Amalia Ulman, jeune femme à la carrière fulgurante qui a fait d’Instagram le théâtre de son art. En 2014, elle construisaitExcellences & Perfections,performance controversée, ironique et décalée qui a trompé followers et critiques : une semi-fiction à base de selfies qui laissait croire qu’elle avait adopté un style californien outré à grand renfort de chirurgie esthétique, de mode de vie healthy et de shopping. Présentée à la Tate en 2016 dans l’expositionPerforming for the Camera,aux côtés d’artistes comme Nadar, Francesca Woodman, Eikoh Hosoe ou Cindy Sherman, cette série l’a consacrée comme pionnière de l’art digital. Au Festival de Lianzhou, elle montrait un autre travail,Privileges,qui interroge la grossesse et ses avatars… À ses côtés, entre autres, Shang Liang, 30 ans, a commencé la photographie pour illustrer sa propre vie, avant de se retrouver, inévitablement, devant l’objectif. Le résultat ? Plus de mille selfies en cinq ans.
Qu’une jeune génération d’artistes joue avec naturel de son image ne surprend qu’à moitié, mais les stars du genre s’y mettent aussi : en août dernier, Cindy Sherman, la reine de l’autoportrait détourné, a ouvert au public son compte Instagram, jusque-là privé. L’artiste, qui déclare détester les selfies dans un article du magazineW,joue pourtant le jeu à fond : dans ses autoportraits déformés, drôles ou dérangeants, elle se rend méconnaissable en utilisant tous les artifices - filtres, retouches, distorsions, maquillage et autres loupes - qu’offrent différentes applications. Elle démontre, s’il était besoin, que si le selfie peut être éloigné d’une sublimation de soi, il est aussi l’instrument d’une réinvention.
Converser en images
Le smartphone a bouleversé l’usage classique du téléphone, en glissant de la communication verbale aux échanges de textes et surtout d’images. WhatsApp, Snapchat, Instagram sont devenus les plateformes d’un nouvel art de la conversation. C’est le sujet d’une remarquable exposition qui vient de se tenir au Metropolitan Museum of Art de New York :Talking Pictures: Camera-Phone Conversations Between Artistsmontrait les conversations visuelles qu’ont tenues des artistes, sur une proposition de Mia Fineman, conservatrice au Met. «J’avais envie de montrer la photographie de smartphone depuis dix ans, raconte-t-elle. Mais je ne trouvais pas le bon angle, jusqu’à ce que je pense à la façon dont les gens utilisent aujourd’hui les images pour communiquer entre eux».
Elle a sélectionné douze artistes, de tous horizons, et leur a demandé de se choisir un partenaire pour engager une conversation sans texte et sans autre règle que celle d’utiliser leur téléphone et des images. Le résultat l’a surprise par sa variété, sa qualité, sa pertinence : les peintres Cynthia Daignaultet Daniel Heidkamp, par exemple, ont créé des toiles qu’ils ont photographiées ; Tony Oursleret William Wegman n’ont échangé que par vidéos ; Manjari Sharma et Irina Rozovskyont découvert qu’elles étaient toutes les deux enceintes au même moment ; après l’élection de Donald Trump, Laura Poitras a mis fin à sa conversation avec Teju Cole, qui, lui, a continué à lui envoyer des images de fleurs consolatrices… L’exposition a enthousiasmé les critiques. «L’une des expositions muséales les plus savantes, les plus pertinentes et les plus révélatrices de l’été», commentait leNew York Times.
La conversation peut aussi s’établir après coup, matérialisée par le regard des autres. En 2016, la maison d’édition française Chose Commune a eu la bonne idée de réunir, dans un même livre, les images, prises avec un iPhone, de deux photographes, l’Australienne Katrin Koenning et le Bangladais Sarker Protick. Les deux artistes menaient chacun de leur côté un travail à l’évidente similarité, évoquant un quotidien onirique transformé par la lumière en figures fantasmatiques. Le livre,Astres noirs,a connu un joli succès, tout comme le stand de la galerie East Wing Dubai, qui exposait ces images au dernier Paris Photo, au mois de novembre.
Jeunes talents
Téléphone à la main, tout le monde devient photographe (avec plus ou moins de bonheur) et peut montrer ses clichés sur Instagram ou ailleurs. Les professionnels ont si bien pris la mesure de cette pratique qu’ils lancent leurs propres outils pour encourager les virtuoses du genre. Ainsi, l’agence Getty Images a créé une bourse pour les photographes qui utilisent Instagram afin de se faire l’écho de communautés sous-représentées. Parmi eux, Girma Berta. Le jeune photographe de rue éthiopien, lauréat de la bourse en 2016, à 26 ans, exposait ses images très graphiques au dernier Festival La Gacilly, en Bretagne, ou sur le stand de la galerie Addis Fine Art pendant la foire AKAA, à Paris.
De son côté, la marque de téléphone Hua wei, dont la qualité optique développée avec Leica fait l’unanimité, exposait à Paris Photo les portraits du Suédois Anton Renborg pris avec un smartphone. Huawei multiplie les initiatives pour promouvoir les futurs artistes, de l’expo interactive du New-Yorkais Billy Kidd, à Arles, à la création d’une galerie rue Montmartre, à Paris, en passant par des concours pour repérer les jeunes talents.
Continuité historique
Le smartphone introduit-il une rupture radicale dans l’histoire du médium ? «Non, répond François Cheval, ex-directeur du musée Nicéphore -Niépce, de Chalon-sur-Saône, et codirecteur du musée adossé au Festival de Lianzhou. L’utilisation du smartphone est une pratique populaire, universelle, personnelle et collective. Jamais, dans l’histoire de la photo, il n’y a eu tant de possibilités, c’est extraordinaire» ! Ainsi, le photographe italien Pietro Privitera montrait à Paris Photo, sur le stand de Photo & Contemporary, un extrait deWunderkamp,une œuvre en soi créée sur Instagram. Pendant deux ans, il a composé sa propre Recherche du tempsperdu avec une image postée par jour, transformée avec des filtres et des logiciels qu’il a mis au point, sans utiliser d’autre outil que son smartphone. Ce connaisseur de l’histoire de la photo a ensuite comparé ses images avec celles d’artistes célèbres, en partant du principe qu’on inscrit inconsciemment son regard dans celui de ses prédécesseurs.
Du réseau à la galerie, les images provenant de smartphones suivent toujours, pourtant, le même chemin. Il s’agit là aussi, selon François Cheval, d’un rapport classique au support : «Les photographes continuent de vouloir voir leur travail concrétisé par la production d’un objet, tel un tirage ou un livre, c’est la logique du marché et du monde de l’art. La reconnaissance passe toujours par l’exposition».
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