Vers une science ouverte et accessible à tous : le casse-tête d'une transition attendue mais difficile à négocier | larecherche.fr
Combien seriez-vous prêt à débourser pour avoir accès à une étude scientifique ? L’éditeur néerlandais Elsevier, qui publie plus d’une étude sur 5, demande en moyenne 25 euros par article. Imaginez maintenant que vous cherchiez la réponse à un dilemme médical dont votre vie, ou celle d’un de vos proches, dépend, ne voudriez-vous pas consulter plusieurs articles au risque de faire monter dangereusement la facture ? Une situation dans laquelle s’est retrouvé le biologiste américain Jonathan Eisen et qui a fait naître son engagement pour une science en accès libre pour tous. Il est maintenant éditeur en chef de PloS Biology, un exemple réussi de revue “Open Access”, dont les publications sont mises en ligne pour être accessibles à tous, gratuitement et sans délai. Plusieurs dizaines de milliers de revues similaires ont vu le jour depuis les années 2000. Malgré tout, dans le monde, environ deux tiers des études sont encore publiés dans des revues payantes, inaccessibles au grand public et à tous les instituts de recherche qui n'ont pas les moyens de souscrire à d'onéreux abonnements avec les éditeurs scientifiques. Il y a bien des plateformes pirates, comme SciHub, qui proposent les articles illégalement, mais une solution institutionnelle officielle se fait attendre.
L’Europe a pris le problème à bras-le-corps avec la création de la coalition S, un groupement de 27 institutions de financement de la recherche – agences nationales et internationales, fondations privées… –, qui a établi 10 principes pour amorcer un changement de cap vers l’Open Access. Le " plan S ", qu’elle a mis en place en janvier 2020, impose aux résultats financés par ses membres d’être publiés en libre accès pour tous, gratuitement et immédiatement après parution. Ainsi en France, l'Agence nationale de la recherche, membre de la coalition S, passera à l'Open Access pour tous les appels à projets qu'elle finance à partir de son plan d'action 2022. Le Ministère de l'Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l'Innovation a également réaffirmé son soutien à la cause en prolongeant le plan national pour la science ouverte – initialement de 2018 à 2021 – jusqu'en 2024. Dévoilé le 6 juillet 2021, ce second plan triennal affiche un objectif de 100 % des publications en libre accès pour 2030 et un budget multiplié par 3 (de 5 à 15 millions d'euros par an).
Hors de l’Europe, l’idée de l’Open Access est aussi en plein essor aux États-Unis, en Chine, en Australie et au Canada. Pour Matthew Day, directeur des politiques d'accès libre chez l’éditeur britannique Cambridge University Press (CUP), "le débat n’est plus de savoir si les journaux académiques vont franchir le pas vers l’Open Access, mais plutôt comment parvenir à cette transition de manière équitable et pérenne." En effet, c’est tout un modèle économique qui est à revoir – celui de l’édition scientifique – et les voies vers une recherche en accès libre sont multiples. Ainsi, si le plan S prône l’Open Access, il ne tranche pas sur la marche à suivre. En face, l’industrie de l’édition scientifique est aussi très diverse. Quatre éditeurs commerciaux, dont Elsevier et Springer Nature, détiennent plus de 50 % du marché et amassent régulièrement des bénéfices record de plus de 30 % alors que sociétés savantes et éditeurs à but non-lucratif semblent inquiets pour leur survie dans un monde où leurs revues deviendraient gratuites.
Des négociations parfois difficiles
L'Université de Californie (UC), un fleuron de la recherche publique aux États-Unis, a entrepris de renégocier un à un ses contrats pour y inclure l'Open Access. Une démarche initiée par ses chercheurs. Neufs nouveaux accords ont été mis en place à la suite de négociations avec les maisons d'édition, mais arriver à un compromis avec le géant Elsevier n’a pas été chose facile. Les divergences entre l’éditeur et l’université sur le coût total du contrat et sur la possibilité de publier en accès libre dans toutes les revues de l’éditeur, sans exception, ont contraint UC à quitter bruyamment la table des négociations en 2019, se privant ainsi de l’accès à des revues scientifiques majeures telles que Cell et The Lancet. Il faudra finalement deux ans à l’éditeur pour revenir vers l’université avec une proposition satisfaisante : un accord “tout-en-un”, signé en mars dernier, qui comprend les frais de lecture et de publication.
Les accords "transformants"
De tels accords, dit transformants, mettent fin à une pratique largement répandue – et critiquée – jusqu’à présent : le “double dipping”. Le principe du double dipping est simple : pour couvrir la publication d’un article en accès libre, les revues font payer aux auteurs des frais pouvant atteindre plusieurs milliers d'euros pour qu’ils puissent publier chez eux ; le même article est aussi facturé dans les nombreux abonnements de lecture que l'éditeur vend aux instituts de recherche. Bien que ce ne soient pas les mêmes qui paient, la revue empoche donc plusieurs paiements pour le même article. Dans le cadre d'accords transformants, comme celui conclu entre UC et Elsevier, l’éditeur s’est engagé à publier tous les travaux de l’université américaine en Open Access, moyennant le paiement de frais de publication. Le droit de lecture – le principal service vendu aux universités jusqu'alors – est maintenant inclus gratuitement dans le contrat car, si de tels accords venaient à se généraliser, tous les articles seraient publiés en accès libre.
Le transfert des coûts de publication du lecteur vers les auteurs inquiète d'ores et déjà les instituts de recherche qui publient beaucoup et ont peur de voir leurs coûts exploser. Pour y remédier, l’accord entre UC et Elsevier inclut des réductions sur les frais de publication et plafonne la facture de l’université à 13 millions de dollars par an, un prix comparable à l'ancien abonnement de lecture entre UC et Elsevier. Si cela reste cher, Ivy Anderson, co-présidente du comité de négociation pour UC, estime que l'important était de montrer l'exemple : “on pense souvent que les institutions très orientées recherche et qui publient beaucoup n’ont pas les moyens de passer à l’Open Access. Je pense que cet accord démontre qu’il est possible de trouver un terrain d’entente avec les éditeurs pour négocier un accord abordable qui limite les coûts.”
Les défis de la "voie dorée"
Mais ce type d’approche, connue sous le nom de “voie dorée” vers l’Open Access, pourrait être difficile à généraliser et ne convainc toujours pas l’ensemble des acteurs du secteur. D’abord chez les scientifiques : tous n’ont pas forcément derrière eux une institution avec suffisamment de moyens pour prendre en charge les frais de publication en accès libre.
Les éditeurs aussi sont partagés. Rien de surprenant à voir des multinationales comme Elsevier traîner les pieds pour abandonner un modèle qui leur a été très profitable et passer au libre accès. Mais les “éditeurs non-commerciaux”, sociétés savantes et presses universitaires, ont une vision plus éthique, bien que contrainte par une réalité économique parfois difficile. Matthew Day et sa maison d'édition, Cambridge University Press (CUP), partagent l’idéal des négociateurs UC et des défenseurs de l'Open Access : celui d’un monde meilleur, où ceux qui n’ont pas les moyens de payer pour lire la science (les scientifiques dans les pays en développement, les médecins qui ne sont pas rattachés à des grosses structures hospitalières, les fonctionnaires de santé publique, le secteur associatif, les ingénieurs…) y auraient enfin accès. En pratique, c’est un pari risqué car la transition vers les accords transformants se traduit par un manque à gagner projeté à 15 % pour CUP. Un pourcentage non-négligeable, en particulier pour un éditeur non-commercial comme CUP. De quoi remettre en question l’orientation ouvertement pro-Open Access de la maison d’édition ? Pas vraiment, même si Matthew Day concède que “l’analyse économique du point de vue d’un éditeur scientifique est vraiment difficile. Ceux qui lisent nos revues ne vont plus payer parce que ce ne sera plus nécessaire […] et ceux qui publient vont devoir couvrir les coûts, mais ils n’ont pas nécessairement plus d’argent !” En effet, les budgets de recherche sont souvent serrés et Matthew Day estime que “trois-quarts des auteurs publiés chez CUP n’ont pas les moyens de débourser des frais de publication à ce jour”.
Pour pallier ce problème, l’éditeur espère engager plus de 75 % de ses auteurs dans des accords transformants d'ici 2025, réaffectant ainsi les fonds anciennement alloués aux abonnements de lecture vers le financement des publications. Mais ce n'est pas tout : pour ne pas tomber dans le rouge, CUP ne peut pas se permettre de perdre des auteurs qui se dirigeraient vers d’autres revues car les siennes sont devenues payantes. Une crainte bien réelle pour les éditeurs si seulement une minorité d’entre eux jouent le jeu de la voie dorée, alors que les autres continuent à publier, sans frais pour les auteurs, dans des revues payantes à la lecture. Face à ce dilemme, cependant, tous les éditeurs ne sont pas sur un pied d'égalité. En cause, le fonctionnement actuel du système d’évaluation de la recherche. En effet, de nos jours, la qualité de la recherche d’un scientifique est trop souvent réduite à la réputation des journaux dans lesquels il publie. Dans un tel contexte, les chercheurs ont tout intérêt, pour faire avancer leur carrière, à publier leurs travaux dans les revues les plus réputées… qui sont, pour la plupart, la propriété des grands éditeurs commerciaux. Or, pas de raison que cela change avec la transition vers l’Open Access, surtout si le modèle de la « voie dorée » affaiblit économiquement les éditeurs non-commerciaux. L’Unesco anticipe même une aggravation du problème ; l’agence onusienne a déjà mis en garde, dans une déclaration récente, contre une transition totale vers la voie dorée, qui pourrait encore renforcer la position dominante des éditeurs commerciaux.
Les solutions du plan S
Comment empêcher ce scénario d’advenir ? Le plan S pourrait bien faire partie de la solution, car il attaque, un à un, les défis posés par la voie dorée : les agences de financement de la coalition S prendront à leur charge les frais de publication en accès libre, du moins au début ; ces mêmes agences, comme l'Agence Nationale de la Recherche en France, tentent de faire évoluer les critères d'attribution de leurs financements en privilégiant la qualité des travaux des chercheurs plutôt que la réputation des journaux dans lesquels ils publient ; enfin, enclenché simultanément dans 17 pays, le plan S (pour "shock", choc en anglais) incite une majorité d'éditeurs à offrir des solutions pour publier en Open Access en même temps, réduisant ainsi la compétition pour les auteurs du point de vue des éditeurs. Malgré tout, si le journal choisi par des scientifiques couverts par le plan S ne diffuse pas l'étude librement dès sa parution, c'est aux chercheurs de le faire en mettant leur travail en ligne sur le site de leur choix, une archive ouverte par exemple. C'est la “voie verte” vers l’Open Access et, à l’heure actuelle, c’est l’approche la plus développée en France.
La France et la "voie verte"
En effet, au niveau national, la France n'a mis en place qu'un seul accord transformant à ce jour, avec Cambridge University Press. Couperin – un consortium regroupant plus 250 établissements d'enseignement supérieur et de recherche – a pour mission de négocier les contrats nationaux pro-Open Access avec les éditeurs, mais les résultats sont mitigés. L'accord conclu en 2019 avec Elsevier a par exemple été pointé du doigt. Bien qu'il concède des réductions sur les frais de publication en accès libre, il ne s'attaque pas au double dipping : Open Access ou non, la lecture des revues de l'éditeur est toujours payante et, comme le résume la Société Française de Physique, "dans sa version négociée, le libre accès ne sera ni complet, ni immédiat".
Pour les sociologues Quentin Dufour, David Pontille et Didier Torny, qui étudient l’économie des publications scientifiques au Centre de sociologie de l’innovation des Mines de Paris, les pays d’Europe du Sud sont moins intéressés par les accords transformants, car ils ont peu d’éditeurs commerciaux sur leur territoire. Par ailleurs, “la création d’une archive nationale, sans équivalent dans les autres pays européens, tout comme l’article 30 de la Loi pour une République Numérique [qui autorise les auteurs à mettre leurs études en accès libre après une période d'embargo, NDLR], dessinent un paysage national très favorable au dépôt des études et à leur diffusion par la voie des archives ouvertes”. Créée par le CNRS en 2001, HAL est une plateforme multidisciplinaire en ligne sur laquelle les chercheurs peuvent déposer leurs travaux, publiés ou non. Depuis 2016, la Loi pour une République Numérique autorise les chercheurs financés par des fonds publics à mettre leurs travaux en ligne après une période d'embargo d'un an maximum, et ce, quelles que soient les clauses posées par l’éditeur ou la revue. Un premier pas que le plan S pousse encore plus loin en imposant la diffusion immédiate du contenu en accès libre : ainsi, en France, toutes les publications issues de projets financés par l'Agence Nationale de la Recherche devront être déposées sur HAL sous une licence libre, à partir de 2022.
La valeur de l'édition scientifique
Plus encore que la voie dorée, la voie verte est redoutée par les éditeurs scientifiques, commerciaux ou non. La raison ? Elle autorise la distribution, gratuite et hors de leurs plateformes, des articles scientifiques, le "produit", que les revues commercialisaient jusqu'alors sous la forme d'abonnements de lecture. Pour Matthew Day, le principe de la voie verte sans période d’embargo – ce que prévoit le plan S – remet en question la valeur que l'on accorde au travail fourni par les éditeurs. Il nous explique : “Quand on parle de cette option, ce qui est sous-entendu, c’est que l’on veut que ce soit la version finale, évaluée par les pairs, qui soit mise à disposition gratuitement, pas simplement la version précédant la soumission au journal.” Or, cela fait une différence notable, insiste le représentant de CUP. Car, pour évaluer la validité des résultats d'une étude et décider si elle mérite publication, ou non, les revues rassemblent un comité d’experts. Un coûteux et laborieux travail de coordination, surtout quand on sait que plusieurs millions d’articles sont soumis pour publication chaque année. De plus, si elle est sélectionnée, l'étude est généralement retravaillée par les chercheurs pour parfaire son contenu, mais aussi par la revue, qui édite, met en page, et parfois illustre, la version finale. Il y a donc bien un travail fourni par les éditeurs scientifiques pour aboutir à la version publiée. Or Matthew Day ne voit pas comment le financer avec une voie verte qui, contrairement à la voie dorée, ne prévoit aucune manière de rémunérer les revues. Pourtant, comme le rappellent Dufour, Pontille et Torny, "la majeure partie du travail qui permet à un article scientifique de voir le jour est assurée gratuitement par les chercheuses et chercheurs, à commencer par les différentes phases d’écriture et d'évaluation". Difficile, dans un tel contexte, de justifier les profits démesurés des éditeurs commerciaux, qui suggèrent des frais de publication encore trop élevés pour les services fournis par la revue, si laborieux soit-il.
En outre, certaines pratiques abusives – le double dipping, le prix des abonnements de lecture, les profits records des éditeurs commerciaux – ont érodé la confiance entre la communauté scientifique et les éditeurs. Autre exemple : d’après un rapport de SPARCEurope, les revues continuent de s’attribuer en grande majorité les droits d’auteur des travaux qu’elles publient, limitant la réutilisation des données scientifiques pour les recherches futures. Une pratique encore dénoncée dans un appel cosigné par 800 universités européennes au mois de mai et dans le viseur du nouveau plan national pour la science ouverte qui prévoit la création d'une plateforme nationale d'hébergement des données scientifiques, "Recherche Data Gouv".
Bien qu'il reste des obstacles, l’idéal d’une science en accès libre progresse. Voie verte, dorée ou une autre option ? Les différents pays, institutions, éditeurs et agences de financement expérimentent pour façonner l’édition scientifique de demain. Bien que leurs visions et intérêts soient multiples, tous ces acteurs s’accordent à dire que l’industrie en ressortira profondément transformée.
par Marie-Cécilia Duvernoy
Crédit image : © Riccardo Milani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Infographies : Medhi Ben Yezzar
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